Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/295

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encore le redresser, et le soutenir, tandis que Jaury appliquait les ventouses. Il les scarifia. Il sortit un sang presque noir. Cela parut soulager le vieillard. Il remercia Jaury avec des transports étouffés. Celui-ci, son devoir rempli, ne s’attarda guère et partit en promettant de revenir le lendemain. La nuit tombait. J’allumai une lampe dont la lueur éclairait en plein relief le visage creusé de l’agonisant. Je crus qu’il allait s’assoupir. Nullement. Il réclamait sa femme. Je frappai à la porte de Mme Sarah. Mlle Hélène lui essayait une robe de chambre noire ruisselante de dentelles blanches. Comme j’entrai, elle disait ceci : « Même en cas d’accident, je pourrais la porter. Échancrez légèrement le col. » Son visage régulier gardait un pli féroce, un pli de fermeture : « Monsieur demande madame. Il est bien bas. Les médecins l’ont condamné, et il s’est mis en fureur contre eux. Madame devrait venir. — C’est bien : j’irai tout à l’heure. » Je consolai mon maître : « Elle va venir, monsieur. » Il me fit signe qu’il voulait ma main et la serra à la briser. Je fus près de pleurer moi-même. Je compris en un éclair que toute la méchanceté des Morticoles repose sur un immense malentendu. Ils sont pareils à ces sauvages que des racines vénéneuses rendent à jamais féroces et sanguinaires. Leur racine, à eux, c’est la science.

Mme Sarah entra et considéra le moribond avec mépris et dégoût. Il réunit sa dernière énergie en quelques mots appuyés, solennels : « Il y a trop de choses entre nous… pour que tu puisses t’attendrir… D’ailleurs… tu es… cruelle… » Elle l’interrompit : « Si tu comptais me faire des phrases, tu aurais pu ne pas me déranger. Ne l’étais-tu pas, toi, cruel ? Quand donc avais-tu pitié de quelqu’un ? Tu n’aimais que l’argent. » Les grandes joues de Wabanheim frémissaient comme des voiles, et il tendit ses bras tremblants vers elle. Elle murmura : « Il est gâteux », et laissa vides les pauvres tentacules allongés qui se rabattirent avec désespoir. Elle froissa sa robe de chambre