Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/31

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garçons qui riaient, chantaient, se bousculaient, s’assirent en tumulte autour de la table et froissèrent les feuilles de papier. L’un, nous désignant, demanda ce que voulaient ces cinq Iroquois en costumes de désinfectés. Je m’avançai et répondis poliment que « nous n’étions pas des Iroquois, mais des matelots à fin de quarantaine ; que nous mourions de faim, n’ayant mangé depuis un mois que des biscuits phéniqués ; qu’on nous avait conduits dans cet hôpital, dont nous serions bien aises de connaître les propriétaires, qui paraissaient d’une jovialité si charmante ».

Le mot de propriétaire fit éclater de rire ces messieurs que je ne savais trop comment qualifier, tant leur air d’autorité et d’aisance contrastait avec leurs uniformes vulgaires, des blouses grises recouvertes d’un tablier. Le plus âgé, qui portait une toque de velours noir, m’avait écouté avec attention ; il fit taire les autres et me dit : « Mon ami, c’est ici l’hôpital Typhus. Nous avons peu de brancards disponibles ; pourtant, comme vous et vos camarades avez l’air fatigué, voilà quatre bulletins d’admission pour la salle no 6, affectée aux demi-convalescents. Un reste donc, qui devra s’adresser ailleurs. » Ce discours nous rendit perplexes. On tira au sort et je me trouvai éliminé. J’embrassai mes quatre camarades, qui disparurent par une porte, tandis que je m’en allais par une autre.

J’errai par une nouvelle série de corridors, fort hésitant sur ma conduite. Devais-je quitter l’hôpital, ou chercher une salle moins encombrée ? Le jeune homme à toque de velours m’avait donné quelques explications embrouillées, où se mêlaient les mots médecine et chirurgie et que ma timidité m’avait empêché d’éclaircir. Je me trouvais donc perdu au milieu de ce labyrinthe, quand des cris perçants me mirent hors de moi. Ils semblaient d’égorgement, de massacre, et se doublaient, par intervalles, de beuglements atroces et sourds. Je me précipitai vers l’endroit d’où ils partaient et, poussant une porte au vitrage dépoli, j’entrai dans une pièce inoubliable. Elle était analogue à celle