Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/329

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exerçait dans la ville une dictature occulte. On connaissait son terrible bavardage et on espérait l’enrayer par des prévenances et des visites. Peine perdue, d’ailleurs. L’obséquiosité ne faisait qu’exalter son orgueil. J’observai le trouble et l’ennui des riches qui se retrouvaient dans ces salons. Dans la façon gauche dont ils se saluaient ou s’abordaient, je lisais ce pacte tacite : Si j’y suis, vous y êtes aussi. Nous y sommes. Le maître de la maison, très déluré, tonitruant, organisait des quadrilles. On dansait en bas, dans le hall noir et argent. On dansait en haut, dans les bibliothèques. Je vis là de belles jeunes filles tourbillonner naïvement au-dessous d’images obscènes, et, quand elles se reposaient, se promenant au bras de leurs cavaliers, elles passaient et repassaient devant des rangées de volumes aux titres infamants et colossaux : le Bubon ; — du Chancre ; — la V… secondaire. Que devenaient ici le respect, la pudeur ? Tout était souillé, sali, malsain. Les propos de mon maître, qu’il roulait bruyamment de groupe en groupe, n’étaient qu’un amas d’ordures, de révélations scandaleuses. La fange de son gros rire ruisselait. À chaque arrivant, il exposait le cas du jeune Lebide et de Mlle Grominge et je plaignais les infortunés dont il détruisait à jamais le bonheur. Des docteurs, mis en verve, désignaient du doigt tel danseur, telle danseuse, les étiquetaient d’un récit dégradant. Ces messieurs se divertissaient, heureux de leur supériorité scientifique, trônant sur ces esclaves parés dont ils révélaient toutes les tares. Au cotillon, on offrit des statuettes du dieu Mercure.

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Le lendemain, au déjeuner, Pridonge paraissait soucieux. Il lisait un journal qu’il oublia mélancoliquement sur sa chaise. C’était le Tibia brisé. En première page, je remarquai, soulignée au crayon bleu, la note suivante, vengeance de Cloaquol : Grand dîner hier soir chez le professeur Pridonge. Le maître de la maison a fort diverti ses invités en leur racontant les fiançailles impos-