Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/335

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à l’avance. On ne savait pas où les mettre. Survint l’inévitable Burnone, amaigri, le teint terreux et la voix faible ; il me supplia : « Votre maître est mon dernier espoir. Je ne dors plus, je ne vis plus, je ne mange plus. Je ne vais aux cabinets que tous les trois jours, et avec quelles difficultés ! Quant à mes urines, n’en parlons pas. Elles changent de couleur comme des caméléons, tantôt mousseuses et blondes comme de la bière, tantôt noires comme de la réglisse, tantôt vertes et crasseuses, en si faible quantité qu’on les croirait d’un moineau. Et ma langue, voyez-la. » Il me sortit un petit morceau de guimauve blanche. J’eus pitié de lui : « Rentrez donc chez vous, monsieur Burnone, et mangez à votre guise ; ce sont les remèdes qui vous tuent. » Il secoua mélancoliquement la tête : « Vous êtes un étranger ; vous n’y entendez rien. Il faut nous soigner, puisque nous sommes des malades riches. Je remplis en conscience mes devoirs de citoyen. J’ai déjà consulté cent vingt docteurs, et dépensé plus de deux cent mille francs de pharmacie. On m’a parlé d’une ordonnance nouvelle de Clapier, qui vient à bout des maux d’estomac les plus rebelles. Obtenez, mon bon monsieur, obtenez que je consulte cet homme admirable, mon sauveur ! »

Mon maître était un charlatan de génie. Les jours de consultation, il prenait une physionomie particulière, et son front se plissait pour indiquer la profondeur du travail intime : « J’ai tellement d’idéation que ma tête éclate ! » Son cabinet avait deux grandes fenêtres sur une rue fréquentée. Il laissait sa lampe allumée toute la nuit, et chaque passant songeait : « Voilà le docteur Clapier qui travaille. » Sa femme même, qu’il traitait comme un chien, et à qui il donnait à tout propos des noms d’animaux variés, le regardait avec une admiration profonde et lui disait, les larmes aux yeux : « Ne pense pas tant ; tu te tueras. » Ses domestiques le considéraient comme un sorcier, un être supérieur et énigmatique, dont ils avaient une crainte superstitieuse. Ce qui me désolait, c’était de ne pouvoir