Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/360

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tout. — Remarquez ceci — Ligottin devint grave. — C’est l’aveu même de la folie, la dénégation révélatrice. — Si je suis fou, continua le personnage, c’est à la manière de tous les inventeurs, de tous les précurseurs. Messieurs — il frappa sur sa table et fit sauter les paperasses —, il y a là le germe d’un formidable événement scientifique. Je suis enfermé ici par la haine jalouse des Académiciens. Ils ont ouvert mes plis cachetés et volé mes idées ! — Puisque vous ne voulez pas parler, je vous quitte et clos votre guichet. » Et, m’entraînant, Ligottin ajouta : « Il y a quelquefois dans ces crânes-là des inventions cocasses, des bribes qu’on pourrait utiliser. Mais c’est un gâchis, un chaos.

« Ah ! ah ! — Mon guide frotta l’une contre l’autre ses énormes palettes rugueuses. — Nous allons maintenant examiner des carcasses que je vous recommande, des dangereux, des furieux. À ceux-là ne ménagez, je vous prie, ni les cordes, ni la camisole. Point de pitié pour eux. Dans une société bien organisée, on devrait les pendre, dès qu’ils se manifestent ! Mieux que cela, on devrait prévoir dès le berceau leurs dispositions néfastes, les noyer comme des portées de petits chats. » D’un geste hardi et tumultueux, il agita son trousseau de clefs. Nous gravîmes un étage. Une autre section apparut. Ligottin prit une figure terrible : « Je parle des artistes, musiciens, sculpteurs, peintres, architectes, surtout des écrivains, des romanciers, des poètes, ces graphomanes grotesques qui imaginent des événements impossibles, portent le trouble dans les esprits. Quand je songe à eux, la colère me prend, je perds la sérénité scientifique. Écoutez-le braire, celui-là ! » Je perçus une délicieuse mélodie. Aérienne et légère, elle semblait une âme du Paradis perdue dans les cercles infernaux, exhalant sa plainte et ses souvenirs par la bouche adorable des sons. Mon maître ouvrit le guichet : « Allez-vous vous taire, canaille ! Gare à la douche ! » Un beau jeune homme aux cheveux blonds, au fin visage