Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/367

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rester. » Et Ligottin appliqua sur moi un profond, un sinistre regard. Nous redescendîmes un peu gênés.

Il y eut du tumulte. Quatre infirmiers, conduits par Fauve, tenaient par les pieds et les mains un corps qui se débattait. Leur maître les arrêta : « Qui est-ce ? Ah, l’hypocondriaque. Parfait. Serrez ferme ! » Je reconnus Burnone dans ce paquet hurlant. Il était horriblement maigre ; les yeux lui sortaient des orbites. Sa bouche tordue écumait, et, malgré les efforts des gars vigoureux, il avait des détentes formidables. Ligottin me renseigna négligemment : « C’est une banalité, un de ces neurasthéniques qui courent de docteur en docteur et cherchent à se guérir d’un mal imaginaire. Celui-ci s’est ruiné en consultations et en pharmacie. Il obsédait tous mes confrères. En dernier lieu, Clapier m’a prié de l’en débarrasser. C’est une épave, un détritus… »

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Je commençai mon service le lendemain. J’eus l’occasion de voir de près quelques-uns de mes pensionnaires. Certains étaient entrés là jouissant de toute leur raison, et étaient devenus fous à l’épreuve du traitement. Ils bondissaient de fureur dès qu’on pénétrait dans leurs cellules. Leur mobilier de caoutchouc ne s’apaisait, comme eux, que par saccades.

Mes acolytes, Fauve, Lambert, Crochard et Garuche, martyrisaient les malades avec joie. Ils savaient que nul d’entre eux ne pouvait se plaindre, qu’on n’écouterait point leurs lamentations. Ma plume tressaille de colère au souvenir de ces ignominies. Le jour même qui suivit ma première visite à l’antre de Ligottin, je trouvai le père Bavêne étendu sans connaissance dans sa chambre, le visage barbouillé d’excréments. Crochard l’avait mis dans cet état parce que le vieillard tardait trop à faire ses besoins. Un des peintres s’étrangla en enfonçant sa main aussi loin que possible dans sa gorge. Deux de ses doigts étaient démesurément gonflés par son effort pour avaler cette atroce bouchée