Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/381

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notre patrie. » J’avais gravé dans ma mémoire les paroles séductrices que, dans une circonstance solennelle, avait prononcées Sorniude et je les répétai ponctuellement : N’y aurait-il pas moyen de s’arranger, cher maître ? Nous serions disposés aux plus grands sacrifices. Pris d’une subite inspiration, j’allai à la fenêtre, je soufflai sur la vitre, et, sur la buée de mon haleine, j’écrivis : dix mille francs, puis j’effaçai aussitôt. Crudanet, de son œil en vrille, inspectait alternativement nos visages. Ils le rassurèrent, car il baissa la voix : « C’est bien, je mets à votre disposition une galère de l’État. Où est l’argent ? — Le voici, maître. » Sanot déposa, sur la table encombrée de livres savants, sa pesante ceinture. Que celle-ci semblait lourde et dominatrice ! Crudanet secoua les pièces d’or, les compta, les rangea dans un tiroir le plus naturellement du monde, comme si elles étaient le prix de la consultation. Je regrettai une minute de n’avoir pas tracé Cinq mille, mais il était trop tard. Le grand maître des Morticoles écrivait à sa table de sa petite écriture systématique. J’aurais volontiers léché ses pieds. Il me tendit le carré de papier, timbré du sinistre cachet : « Sur le port…, tout de suite… ; au maître de la navigation. Bon voyage ! »

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Deux heures après, nous quittions le quai tous les trois, sur une grande galère pourvue de vivres pour deux semaines et battant pavillon des Morticoles. Un vent frais nous favorisait. Nous ne sentions point la pluie. Nos craintes étaient dissipées. La forte cloche de l’Espoir et de la Liberté tintait à gros bourdon dans nos poitrines. Quand nous eûmes dépassé la jetée, et qu’un courant plus vif nous annonça la pleine mer par un frémissement joyeux le long des sabords, je me jetai à genoux et fis une fervente prière. En me relevant, je vis la tête de mort blanche descendre du grand mât, aussitôt remplacée par une croix bleue. Trub hurlait, agitant sa casquette : « Qu’elle nous protège !