Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/75

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rachent les quelques sous qui restent. Que voulez-vous ? on est égoïste. En ce moment mes gosses meurent peut-être de froid et de faim. Ma femme est quelque part dans un hôpital et un Malasvon la tripote ; moi, je me chauffe autour du poêle. »

Celui qui me parlait ainsi s’appelait Jage. Tous ces hommes avaient des noms indéterminés, sans forme ni relief, qui convenaient admirablement à leurs intelligences atrophiées par-ci, hérissées par-là, à leurs physionomies indécises. Cinq ou six autres approuvaient et dodelinaient de la tête sous leurs bonnets de coton. Tisonnant le poêle par contenance : « Qu’est-ce que le Secours universel ? » demandai-je. Un nommé Gagneu répondit, à la place de Jage que son exaltation avait épuisé et qui toussait en crachant : « Je connais ça, monsieur. J’ai été du bâtiment ; on m’a renvoyé parce que j’avais pris cinq francs dans un tiroir ; je croyais faire comme tout le monde, et puis… et puis… j’avais faim. Le Secours universel, c’est une très grande administration dont nous dépendons tous ici. Il y a beaucoup d’argent là dedans. Outre les impôts, et vous savez s’ils sont formidables, les plus riches des Morticoles, après avoir bien pressuré les pauvres, sont pris de regrets inexplicables : ils subissent des épidémies de remords, comme disent les médecins, et ils laissent leur fortune au Secours universel. De cet argent-là on fait deux parties : l’une sert réellement à entretenir les hôpitaux ; avec l’autre ces messieurs de l’administration se gobergent. Sans doute on vit large ici ; on mange bien, on est chauffé. C’est que, pour beaucoup voler, faut être honnête sur un point. L’hôpital Typhus est modèle ; c’est lui qu’on montre aux étrangers. Il y en a d’autres — ah, si vous les voyiez ! — où on avale de la soupe au bois de parquet, où on est maltraité pire que des chiens. J’en ai su de drôles, je vous assure, au Secours universel et je les raconterais bien, si je n’avais pas peur qu’on me fourre dans un cabanon ou une prison d’où je ne sortirais que les pieds en avant.