Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/81

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

part étaient maigres et regardaient d’un œil d’envie le repas que nous amenaient les chariots, alors qu’eux, nourris par la science, laissaient passer l’heure problématique. Prunet me racontait que beaucoup de ces imaginaires continuaient pendant dix ou vingt années leur inutile besogne de papillons. Ils se faisaient la tête d’un célèbre médecin mort ou vif. Je retrouvais parmi eux un petit Tabard et un grand Malasvon dont les favoris poussaient de travers. Je saisissais, sur ces débris, les tics, manies, habitudes et façons de leurs grands confrères. Les élèves réguliers leur jouaient de mauvais tours, leur indiquaient comme une rareté quelque lésion très simple. Eux se prêtaient à ces farces. Ils poussaient l’amour de la dignité et des honneurs qu’ils n’avaient pas si loin qu’ils se fabriquaient des décorations artificielles à l’aide de pétales de fleurs ou de morceaux de papier rouge.

Un d’entre eux, de petite taille, à la physionomie intelligente et ouverte, au regard de feu, s’appelait Lecène de Cégogne. On l’avait surnommé la Cigogne. Jaury lui témoignait du respect et je l’entendis sermonner Prunet, après que le vieux leur avait fait un petit cours sur la fistule de mon voisin de droite. « Vous avez tort de le plaisanter, celui-là. Après sa mort, on le tiendra pour une des lumières de la science et on lui élèvera une statue sur la plus belle place, car c’est un homme de génie, oui, de génie. Actuellement on le raille, mais chacun le détrousse, le pille et l’utilise. Cudane, Boridan, Canille, Avigdeuse, Cortirac, Wabanheim l’invitent à déjeuner, le font causer, lui volent ses idées qu’ils cuisinent à leur façon, et présentent le tout à l’Académie Majeure, où on leur décerne des prix de cinq mille francs, tandis que la Cigogne crève de faim. » Je rapporte ce discours, parce qu’il caractérise les Morticoles. Ils n’ont même pas, j’en eus d’éclatants exemples, la probité professionnelle.

Un autre groin de cette époque, que je signale parce qu’il joua un rôle dans ma vie, fut le beau Tismet de