Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/95

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des évangiles. Monsieur regrette les histoires qui excitent et dégradent l’imagination. Mais, Canelon, c’est la beauté des Morticoles d’avoir banni un idéalisme vague et tout ramené à des notions nettes. Ces ouvrages de la bibliothèque sont aussi ceux qu’on donne aux enfants. Au lieu de fables et de contes à dormir debout, on leur inculque des principes de botanique, physique et chimie. Qu’est-ce que le gaz d’éclairage ? Comment s’extrait la houille ? Histoire de la machine à vapeur. Voilà les plus belles anecdotes. » Tout cela me paraissait ridicule et vain, capable d’augmenter la commodité, mais aussi le malheur. « C’est, pensais-je, l’histoire de mon pied. Malasvon me le découpe pour le guérir au nom de la science, mais Tabard me l’avait démoli au nom de la science. Le mieux eût été de le laisser tranquille. Ces gens-là se plaisent à contrarier la nature, et, ensuite, à parer ses coups. Ainsi leur gaz, électricité, vapeur, etc., accablent d’accidents ceux qui les manœuvrent, les triturent. Leur entretien détraque à jamais la santé d’une multitude d’ouvriers qui donnent leur vie à ces besognes ingrates. Cependant les Morticoles se préoccupent d’étudier les maux qu’ils ont causés et de panser les plaies physiques. Le plus souvent ils les empirent. Quant aux plaies morales, au dégoût, à la révolte, à la haine, ils ne s’en soucient point, tous abrutis qu’ils sont de matérialisme. »

On savait que j’étais chrétien et tout le monde me plaisantait. Moi, je répondais à Jaury et aux autres : « Ne voyez-vous pas que vous avez aussi vos idoles, vos belles inventions de téléphones, télégraphes, systèmes d’égouts que vous m’exposez avec tant d’orgueil, et croyez-vous que ces idoles ne dévorent pas une masse de chair humaine dans les petits sacrifices journaliers nécessités par leur entretien, l’épuisement des porte-monnaie indispensable à la formation des syndicats, comités d’actionnaires, et dans les gros sacrifices périodiques appelés catastrophes ? Ne croyez-vous pas que ce progrès, dont vous avez plein