Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/100

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Panthéon. Ainsi obtient-on, de marche en marche, tous les résultats de néant.

Paul Bonnetain, disparu bien vite, victime du climat colonial et de l’opium, est surtout connu par le livre absurde, morne et d’un navrant « naturalisme » qui lui valut des poursuites judiciaires. Mais son mérite était supérieur à cette scandaleuse pétarade. C’était un grand et beau garçon, brun, solide, à type de sergent-major, dévoué, courageux et grimpant à l’assaut du succès et du journalisme avec de réelles qualités de cœur et d’esprit. Sa générosité était proverbiale. Dès qu’il avait gagné quatre sous, il offrait à dîner aux copains et les traitait magnifiquement. La recommandation de mon père et la sympathie d’Antonin Périvier lui valurent, à un moment donné, le poste envié de secrétaire de la rédaction du supplément du Figaro. Il s’y fit une moyenne de dix ennemis pour un ami, ce qui est une jolie proportion. Il adorait la littérature et la prenait fort au sérieux. Aujourd’hui où les questions essentielles sont dénudées, où tout aboutit à la politique, où l’on se bat pour la survivance du pays et du langage, et non plus seulement pour des couleurs de mots, ou des conjonctions répétées, ou des conceptions poétiques ou prosaïques, ces querelles d’antan semblent petites et les injures qu’on échangeait alors bien anodines.

C’est ainsi que, pour deux lignes désagréables dans un article bête et mou, mon père envoya ses témoins à Albert Delpit. Je me rappelle les moindres détails des pourparlers que j’écoutais comme un indien, à travers la porte, les objections de Gouvet, vieil ami de la maison, lequel estimait qu’il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat. Je pensais : « Comme il a raison. » Mais Alphonse Daudet insistait, déclarait qu’après Delpit ce serait un autre et qu’il était indispensable d’en découdre. Bien entendu, on avait raconté à ma mère que tout était arrangé, ce qui est la façon, en cas de blessure sérieuse, d’augmenter beaucoup, par le désarroi, les chances de complications consécutives. J’étais censé tout ignorer. La rencontre avait eu lieu tard, par un jour d’été. Quel commencement de dîner, jusqu’au coup de sonnette libérateur, jusqu’à la vue de mon père sain et sauf nous annonçant que « l’autre » était légèrement blessé ! Je n’ai jamais lu une ligne d’Albert Delpit et il est bien probable que je quitterai cette terre dans la même bienfaisante ignorance.