Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/106

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et qu’avec les cheveux blancs, il faut se ranger, sous peine de n’être plus qu’un dégoûtant. »

Il y a beaucoup de Nadar dans le Caoudal de Sapho.

Une dizaine d’années avant sa fin, l’excellent homme s’imagina qu’il précéderait sa femme au tombeau, et que celle-ci serait abandonnée. Cette crainte le dévorait. D’où une série d’instructions touchantes, couchées par écrit sur une grande feuille de papier, dont il me donnait solennellement lecture. Il m’apparut qu’il se grossissait les difficultés de la vie, lesquelles ne s’arrangent pas toujours, en dépit de Capus, mais se tassent assez souvent. La faulx du Temps émousse les pointes des querelles et les dépassants aigus des caractères. Le dernier souvenir que j’aie reçu de mon vieil ami, ce fut, en janvier 1907, une photographie de son « Panthéon Nadar », où défile, en plusieurs anneaux, le long serpent de ses modèles, illustres ou notoires, grosses têtes sur des petits corps, en marche vers l’immortalité. Il n’est rien de plus mélancolique. Quand je la regarde, j’entends la voix brûlée et ardente du chercheur de champignons, je distingue sa figure large et pâle, aux rides profondes, les plis de son cou sur sa chemise molle, ses doigts frémissants et tachetés de roux, qui tripotent des billets amoureux.

Les repas du jeudi soir à Champrosay avaient une liberté, une cordialité plus ouverte et plus expansive que ceux de Paris. D’abord on ne connaissait jamais à l’avance le nombre des convives. Quelquefois ma mère, attendant une demi-douzaine d’hôtes, en voyait arriver une vingtaine. Ensuite des voisins comme Drumont, qui habitait Soisy, Larroumet qui habitait Villecresnes, Coppée, qui villégiaturait à Mandres, ou Frédéric Masson, logé chez M. Cottin, son beau-père, dans la maison proche de la nôtre, venaient grossir la foule des dîneurs. C’était fort amusant. Le maître de maison, laissant là sa page en train, surmontant ses douleurs coutumières, sa petite pipe à la main, une couverture sur les genoux par les soirs frais d’automne, accueillait chacun d’un mot affectueux, entrait dans les préoccupations de celui-ci, de celui-là, détournait les sujets dangereux. Coppée l’aidait de son mieux, debout et roulant une cigarette auprès de sa sœur. Mlle  Annette, qui avait ses yeux malicieux et un peu de sa voix mordante, tempérée par