Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/107

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une bonté infinie. Jamais poète ne fut plus sincèrement et profondément citadin, plus indifférent aux choses de la campagne, aux horizons de prairies, de bois ou d’eau ; et l’on devinait, à travers ses roses de Mandres, sa nostalgie du Luxembourg et du café de Fleurus. Il jurait que jusqu’à l’âge de dix-huit ans, il avait cru que les pommes de terre poussaient par petits segments durs et dorés, par « frites », et qu’il ne savait pas reconnaître une jeune asperge d’un plant de haricots. Il taquinait Drumont sur son amour de la nature, qu’il prétendait puisé dans les livres, alors qu’au contraire l’illustre polémiste a toujours adoré pour de bon les champs et la solitude.

— Voyons, Drrrumont, ne me racontez pas que vous connaissez les choses de la terre. Les Parisiens de notre temps arrivaient à leur majorité sans avoir vu d’herbe ailleurs que sur les talus des fortifs… Allons, oui, avouez-le, Drrrumont.

L’auteur de Mon vieux Paris riait de bon cœur, tapotant ses bottes brillantes du bout de sa cravache. Car alors il montait quotidiennement à cheval et venait chez nous, à travers Sénart, par le chemin des écoliers, ainsi qu’il l’a raconté poétiquement dans sa Dernière bataille. Il m’est arrivé, par la nuit tombante de le devancer sur la route de son retour à Soisy et de simuler contre lui une attaque nocturne au cri de « Vivent les juifs ». Mais chacun sait qu’il ne se déconcerte pas aisément et que la peur et lui ne sont pas nés le même jour.

Gustave Larroumet a aujourd’hui son médaillon encastré dans la paroi de la Comédie-Française, et cet honneur intriguera les générations à venir. Elles se demanderont qui était cet illustre citoyen et ce qu’il a fait pour la Maison de Molière. Il a été directeur des Beaux-Arts et critique médiocre, bon républicain, je veux dire solidement attaché au budget, et sans venin. Il possédait un fort accent des bords de la Garonne, riait en montrant toutes ses dents et ses gencives et assujettissait son lorgnon. Je ne me rappelle pas sans remords que j’ai été involontairement cause de la maladie qui l’emporta. Nous dînions gaiement dans la grande salle chez Foyot, par un soir de septembre, Paul Mariéton, deux actrices connues et moi-même, quand arriva notre Larroumet, aussitôt assis, empressé, galant et enfilant des « anédotes » en même temps que les coupes de Champagne. Ensuite il voulut à toutes forces nous