Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/109

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les royalistes « les royaux ». En ce temps-là on débrouillait mal son caractère ; on s’accordait à le trouver quinteux, mais original, et la besogne énorme à laquelle il s’était attelé n’avait pas encore pris ce caractère de graphomanie calomnieuse et surtout misogyne, qui a absorbé chez lui le scrupule historique. L’infortuné a vidé dans la biographie impériale, comme dans un déversoir indéfiniment extensible, ses rancunes, ses blessures, ses querelles, ses noirs soupçons, sa bile, sa salive, tous les acres jus, toutes les ptomaïnes de sa personne irritable et surchauffée. Son œuvre est liée à sa digestion, et aux mouvements de ses humeurs. Il s’est servi du conquérant corse comme d’une massue pour assommer, sous des allusions rétrospectives, tous ses ennemis personnels et les transformations de l’éternelle Circé.

Cousin par alliance des Goncourt, Masson appelait Edmond de Goncourt « Monsieur Edmond ». Quand il sortait des considérations historiques et de sa napoléonomanie, c’était soit pour évoquer le masque, proconsulaire mais empâté, de son cher Plonplon, soit pour exposer des recettes culinaires, dont il a toujours été abondamment pourvu. On l’a défini assez justement : un anthropophage qui sait manger. Les membres de sa famille se repassent à leur lit de mort, avec leurs suprêmes recommandations, la recette d’un certain vinaigre, qui est paraît-il, une pure merveille.

Pour connaître à fond ce curieux personnage, il faut l’avoir vu chez lui, rue de la Baume, faisant les honneurs de son musée. Depuis trente ans, il collectionne tous les bibelots concernant le premier Empire et Lui, le petit caporal, le Tondu, sous les costumes les plus divers, depuis la redingote grise jusqu’au complet de toile de Sainte-Hélène. Depuis trente ans, avec un soin maniaque et qui lui a fait au front une demi-douzaine d’ornières parallèles, Frédéric Masson range, étiquette, époussette, déplace, recolle cinq ou six milliers de petites effigies du Premier Consul et de l’Empereur, en forme de tabatières, éventails, encriers, pinces à sucre, porte-plume, lorgnettes de théâtre et chenets de cheminée. Malheur au domestique imprudent qui laisse choir un petit chapeau de bronze ou écorne un petit pan de la petite redingote historique ! Il disparaît aussitôt dans un tourbillon d’imprécations. Chaque