Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/112

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rejetant sa crinière en arrière, reniflant avec force, puis lançant d’une voix déchirante ses appels aux morts champêtres et montmartrois, à la buveuse d’absinthe, au convoi dans le brouillard, à la « tarentule du chaos », à « l’idiot vagabond qui charme les vipères », puis s’apaisant aux langueurs de la malabaraise… « on dirait un serpent qui danse, au bout d’un bâton ». Il était tout rythme et fièvre de sons mêlés aux mots. Et quel conteur ! « Seul, je suis, seul dans ma petite maison. Aucun bruit dehors, sauf qu’il pleut. De mes trois chiens assis sur leurs derrières, pardon, mesdames, le premier, le plus près de la porte, a fait brrrrrrrrrr ; le second, devant la cheminée, a fait mrrrrrrr ; le troisième, entre mes jambes, a fait grrrrrr… La lampe baisse… Il y a certainement un fantôme derrière l’huis. Mais entrera-t-il ? Tout est là. » Rollinat accentuait le… t-il, jusqu’à vous donner la chair de poule. Il disait d’une pensée de Pascal… « Je la fourre dans ma valise et je m’en vais… le voyageur ! » arpentant déjà le salon comme une route aux environs de Fresselines. Il excellait à capter les bruits mystérieux du vent sur la plaine ou sous la porte, le chant du hibou ou du grillon. Il reproduisait, d’un zig zag du doigt, la détente soudaine de la vipère. Il confessait, en termes inoubliables, le contemplatif qu’il était huit mois de l’année. Au milieu de ses fantaisies et démoneries, il était demeuré un être simple et bon, d’une cordialité juvénile, possédant le sens de la gaieté et même de la farce.

Il n’était pas sans analogie de caractère et même de singularité avec Pierre Loti, le plus séduisant et aussi le plus agaçant des humains, naïf et compliqué, tout en contradictions et en contrastes. Il est petit, ce qui le désole, sauvé de la laideur par deux yeux d’une eau magnifique, où passent des paysages, des rêves, des soupçons et des reproches. C’est le physique d’un grand absorbant, dont le frisson va jusqu’au génie, toujours en partance soit pour la Chine, soit pour l’Océanie, soit pour le songe intérieur, mais rempli d’enfantillages, d’inventions bébêtes et d’une susceptibilité de fourmi rouge. Les années paires, vous êtes aux yeux de Loti un brave et cher garçon, un camarade de tout repos. Les années impaires, et sans le vouloir, vous lui avez fait de la peine, et il boude, et il vous considère comme un méchant, un vilain, avec qui on ne jouera plus. Son