Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/116

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Oui, c’est cela ». Goncourt haussait les épaules. Après le dîner, Zola marmonnait entre ses dents, tout en s’ébouillantant avec sa tasse de thé qu’il lui fallait très fort et très chaud : « Ces Américains sont extraordinaires, mon ami… Celui-ci a quelque chose de fatanique… » De son côté, Whibley me déclarait confidentiellement : « Mossié Zola, pour dire toutes ces belles choses, devrait avoir le nez peint en noar, comme un mineur… Il nous a fait la classe du soar. » Rien de plus exact. Rodenbach exprimait la même pensée en ajoutant : « Il nous prend pour des gens en blouse. »

Ce soir-là, dans le train de retour, l’auteur de Germinal était tellement nerveux qu’il s’amusa à dévisser, en riant très fort, toutes les plaques du compartiment. Cette gaminerie signifiait sans doute qu’il nous considérait tous, nous les contempteurs de Bruneau, comme de pauvres gosses, et qu’il nous offrait des distractions à notre taille. En même temps, il jouait les « veunes ». Quel singulier et matois Italien, sous ses dehors de bon garçon !

Vers cette époque, une dizaine d’années avant l’affaire Dreyfus, le naturalisme se décollait ferme. Dans les premières pages de Là-Bas, Huysmans qui, de longue date, en avait assez de Médan et de ses soirées, rompit carrément les amarres avec le « ponton » et « son vocabulaire », cependant qu’Henri Céard, la tête la plus solide du groupe, tirait de son côté, et écrivait pour le théâtre et le roman, dans une formule indépendante, fort éloignée de celle du prétendu maître. Dans le même temps, paraissait au Figaro un manifeste antizoliste, connu dans l’histoire anecdotique littéraire sous le nom de « manifeste des cinq », et signé de cinq écrivains de la génération montante, qui se séparaient violemment de l’auteur des Rougon-Macquart, et dénonçaient la trivialité de son esthétique. À la suite de quoi, un illettré aux pieds de plomb, du nom d’Henri Bauer, — colosse qui avait l’air d’un portrait de Dumas père, dessiné par un sergent de ville, — et qui pontifiait à l’Écho de Paris, écrivit un article des plus comiques, pataud et courroucé, où il interpellait successivement mon père, Maupassant — « est-ce toi, Guy ? » — et quelques autres leur demandant lequel avait monté la tête aux cinq et provoqué ce mouvement de révolte. Il finissait, dans une phrase où il était question « d’écran japo-