Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/129

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gauche avait disparu, qu’il ne comptait pas, qu’un seul côté de mon corps représentait à la fois la défense et l’attaque. J’ajoute que l’habitude, qui s’est introduite, de spécifier dans les procès-verbaux que « l’usage de la main gauche est interdit », habitude datant du duel déloyal de Meyer et de Drumont, m’a toujours semblé une dérision : spécifie-t-on, dans un contrat commercial, qu’il est interdit de prendre par surprise le portemonnaie de l’autre contractant ?

En outre, l’imminence du péril augmentant la lucidité, il est bien clair que Meyer avait agi en connaissance de cause et préféré, en bon juif, le déshonneur à la mort. Son instinct ethnique lui représenta dans l’éclair d’une seconde qu’on s’arrange, qu’on compose avec le déshonneur, mais non avec la définitive Camarde.

Ce qui dut être une minute épique, au dire d’Albert Duruy et d’Alphonse Daudet, ce fut quand Drumont, ruisselant de sang et hors de lui, quand ses témoins indignés crièrent son fait à Meyer. Un Français, dans un pareil cas, serait devenu fou furieux ou se serait jeté sur sa propre épée. Le juif reprit très vite ses esprits et, quand il revint au Gaulois, où l’attendaient ses collaborateurs — le téléphone n’existait pas encore — il eut cette simple phrase : « Messieurs, n’applaudissez pas. J’ai été tout à fait incorrect. » Il ajoutait dix minutes après, avec son ordinaire toupet : « Pour faire oublier cela, il faudrait une grande guerre. » Sans doute une petite guerre n’eût-elle pas suffi.

Quinze ans après, l’oubli s’étant fait sur ces événements, Drumont ayant pardonné — son existence plutôt mouvementée l’a rendu philosophe — j’ai vu de près Arthur Meyer, j’ai été son collaborateur au Gaulois. Mon opinion est faite sur lui. Ce n’est pas dans le courant un homme méchant ni cruel ; il n’est même pas exceptionnellement lâche quand son existence ou sa fatuité n’est pas en jeu ; mais il éprouve le besoin de trahir comme certains autres celui de mentir ou de voler. Ce besoin irrésistible est lié chez lui à l’ostentation, au désir de se donner de l’importance, de s’introduire dans les secrets, comme dit le peuple, de fouiner. Il a l’outrecuidance de Botom et les habitudes de Touche-à-tout. C’est miracle qu’une telle propension, vingt fois prise sur le fait, ne lui ait pas encore valu quelque terrible châtiment. L’impunité physique d’Arthur Meyer, qui a livré,