Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/130

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« donné » tant de gens, est une grande preuve de la veulerie de notre époque. Néanmoins qui donc, avant l’heure suprême, peut se vanter d’avoir échappé à la règle divine et humaine : tout se paie ?

Le soir même de ce duel tragique, introduit auprès de Drumont, par sa fidèle servante Marie, je le trouvai, couché, pansé, très calme, mais très pâle à cause de la perte énorme de sang. La voix des crieurs de journaux annonçant le duel Drumont-Meyer parvenait jusqu’à sa chambre et il me le fit remarquer, ajoutant que ce n’était pas une erreur de l’ouïe due à la fièvre. Pas un mot de colère. C’est un stoïque des grandes circonstances, que désemparent facilement les petits tracas de la vie courante.

Ce drame sur le terrain devait avoir des suites judiciaires. Comme on le pense bien, Meyer mit en mouvement toutes les ressources combinées de l’astuce et de l’intérêt, toutes ses relations du monde juif et du monde conservateur. Néanmoins une chose l’inquiétait : la déposition devant le tribunal d’un écrivain illustre et écouté comme Alphonse Daudet. Il savait celui-ci fort accessible à la pitié. Il usa de cette corde. Un matin, mon père — qui habitait alors rue de Bellechasse — le vit arriver chez lui désemparé, livide, articulant avec peine de ses lèvres gluantes : « J’ai cru que je n’aurais jamais la force de monter votre escalier. » Il comprenait très bien que le témoin de Drumont racontât publiquement ce qu’il avait vu. Il suppliait seulement qu’on ne le chargeât pas au delà du nécessaire, qu’on ne traçât pas de sa peur ni de son « acte incorrect » un de ces dessins de maître qui demeurent dans les anthologies. Il s’adressait à l’homme compatissant, au père de famille, au grand confrère. Ému malgré tout, car ce désespoir était sincère, Alphonse Daudet assura son déplorable visiteur qu’il ne ferait rien de plus que ce qu’exigeaient la vérité et son amitié pour Drumont. Le juif n’en demandait pas davantage. Il devait dire par la suite, en parlant de celui qu’il avait ainsi sollicité : « Il m’a fait trop de mal pour que je le loue. Il m’a fait trop de bien pour que je le blâme. » Ces définitions et formules impudentes, par contrastes cadencés, sont dans sa manière. Il a gardé de la fin du second Empire l’habitude de faire des mots. Il appartient à la race de ceux qui, chassés de l’honneur, se consolent avec des vocables.