Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/140

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nous, c’est-à-dire lui et son pauvre Jules — puis ça s’est remonté d’une façon extraordinaire, n’est-ce pas Hennique ? n’est-ce pas Geffroy ? — se tournant vers mon père — dites, Daudet ? »

Là il fallait mentir carrément, et même quand ça n’avait pas été bien fameux, s’écrier comme je le faisais, sans vergogne : « Monsieur de Goncourt, c’est épatant ! » Il s’informait alors de l’appréciation de mes amis : « Est-ce que Nicolle est content ?… Et ton copain de Fleury, qui s’y connaît, est-il content ? » J’affirmais qu’ils étaient enchantés. L’excellent homme alors riait de bon cœur, expliquant avec force gestes de ses mains longues, blanches et fines, que sans Porel, le jeu de scène eût été inexécutable, que Porel avait trouvé tout de suite le moyen d’en sortir et de réaliser sa pensée à lui. C’était vrai. Porel faisait des tours de force pour le contenter avant sa première, et ensuite pour lui maintenir pendant quelques jours, là-bas, dans son lointain Auteuil, l’illusion du grand succès. En général, à la seconde, le cher parrain envoyait aux nouvelles sa fidèle servante Pélagie qui consultait ses voisins, interrogeait les contrôleurs, au besoin le secrétaire du théâtre, et revenait chargée de potins et d’espérances. « Pélagie m’affirme que toutes les petites places sont louées. Dans ces conditions, je ne comprends pas qu’on ne fasse que deux mille huit. Il doit y avoir erreur. Il faudra que j’envoie la petite — c’était la nièce de Pélagie — voir la douzième représentation. » Quand l’hiver était là, avec ses frimas, Porel ingénieux incriminait la pluie, la neige, la distance. En été, il invoquait les chaleurs : « Mon cher Goncourt, je ne suis pas outillé pour lutter contre la canicule. »

Edmond de Goncourt répétait docilement, avec une légère mélancolie : « Nous sommes redescendus à deux mille cinq. Porel à l’Odéon n’est pas outillé contre la canicule. » Bref, là encore, Porel se comportait en papa gâteau, qui masque la réalité blessante et méchante à ses petits-enfants de cinquante à soixante ans. Entre temps il nous coulait, à nous les jeunes et les cœurs durs, objectifs, un œil malin qui signifiait : « Vous verrez ça quand vous écrirez pour le théâtre. Il faut des matelas, beaucoup de matelas. Ça peut faire tant de mal ! »

La vérité est que la reprise d’Henriette Maréchal fut un