Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/144

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quants étaient en relations avec l’auteur et celui-ci, loyal et candide dans ses amitiés comme dans ses antipathies, s’indignait et mon père doucement l’apaisait, lui représentait que ces renseignements ancillaires ne sont pas toujours extrêmement sûrs. Je me suis demandé quelquefois depuis si Pélagie n’en « remettait » pas, ne signalait pas comme antigerministes ceux dont le nez lui déplaisait. C’était une excellente personne d’ailleurs, mais qui, comme toutes ses pareilles, aimait à dramatiser, à échafauder des suppositions atroces, à soupçonner chez autrui des projets ténébreux. Elle avait parmi les habitués du fameux « grenier » ses protégés, ses flatteurs, ses préférés ; et ceux qui ne faisaient pas attention à elle lui paraissaient capables des pires noirceurs.

Le souper qui suivit la première de Sapho, et qui eut lieu aussi rue de Bellechasse, fut plus brillant et plus mémorable. Il y avait là Goncourt, Zola, Lockroy, Frantz Jourdain, l’architecte bien connu, cœur droit et généreux mais chaud, et qui a participé à tous les emballements de son temps, avec une ardeur éloquente et imagée ; Aurélien Scholl, encore assez vert, le monocle à l’œil, rempli à la fois de verve et de snobisme, et citant négligemment ses belles relations à l’occasion de blagues féroces ; Philippe Gille, du Figaro, petit, fin et bavard comme son nom ; le docteur Charcot, observateur et clinicien de génie, au masque superbe bien qu’empâté, à la fois dantesque et césarien, qui fut pendant vingt ans souverain et quelquefois tyran de la Faculté de Médecine ; Théodore de Banville, délicieux de vive ironie comme à son ordinaire. On attendait pour se mettre à table, l’arrivée de Koning et de sa femme, la principale interprète. Ils apparurent sur le coup de une heure du matin, lui, le ver de noisette surveillant son plastron et son habit, noir et frisé, gras comme un petit boudin ; elle, belle comme l’aube, tiède encore de son grand succès et des applaudissements. À son entrée, spontanément les bravos reprirent. Elle demanda grâce gentiment, spirituellement avec un petit frémissement voluptueux de la narine, où se devinait la jeune tigresse. On passa dans la salle à manger. Zola, sombre et bougon à cause du succès, prit place à côté de Mme Hading et commença aussitôt à lui expliquer son caractère, car au milieu du brouhaha des conversations on entendit tout à coup la phrase traditionnelle,