Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/155

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pour eux. Avec les écrivains révolutionnaires, ça allait tout seul. Robert de Montesquiou piquait une cocarde à son chapeau, et se répandait en propos anarchistes, dont de très grandes dames âgées — comme dans la Tour de Nesles — faisaient les frais. Les écrivains révolutionnaires se laissent, par définition, plus facilement épater que les autres. Avec les réactionnaires, notre rarissime était plus gêné. Il ne pouvait pas leur expliquer qu’une particule et un titre bien porté ne sont rien du tout, puisqu’ils paraissent attacher une certaine importance à ces hochets de l’hérédité. Il n’osait pas non plus tabler trop hardiment sur un snobisme supposé qui lui a déjà donné pas mal de déceptions. D’où une gêne quant au choix du pied à danser qui, personnellement, m’a toujours ravi.

Comme je l’ai déjà expliqué, j’ai horreur de la visite aux collections. Or Robert de Montesquiou a la manie, non seulement de montrer, mais de vanter et d’expliquer minutieusement la sienne. Poil de la barbe de Michelet, vieille cigarette de Mme  Sand, larme séchée de Lamartine, baignoire de Mme  de Montespan, pot de chambre de Bonaparte à Waterloo, casquette du maréchal Bugeaud, balle qui tua Pouchkine, soulier de bal de la Giuccioli, bouteille d’absinthe ayant abreuvé Musset, bas à jour de Mme  de Raynal, avec autographe de Stendhal, nez en pomme de terre détaché du masque de Parmentier, tous ces souvenirs « inesti-mâbles » — prière de hurler l’i d’inesti — sont conservés par le poète enivré avec une sollicitude déménageuse et bavarde. Quand survient un visiteur de marque, il le traîne devant ces merveilles, les fait miroiter historiquement, anecdotiquement et légendairement, décrit, s’attendrit, s’irrite, s’exalte, puis, calmé soudain, gémit après un silence : « C’est bien bô ! » ou « Comme c’était bô ! »

Un an après, l’autre ayant tout oublié, le comte Robert y pense encore et, dès qu’il l’aperçoit : « N’est-ce pas que c’était bien bô ? » Deux ans, même cinq après la cérémonie. On peut dire de lui qu’il a l’ébahissement des autres tenace. Mais cela ne serait encore rien s’il n’avait la déplorable habitude, lui si fin ou se croyant tel, de réciter de ses vers ou de sa prose à tout venant, et pas des pièces de faible longueur, pas des sonnets ni des madrigaux : non, non, de longues tirades rimantes ou non rimantes, ponctuées en fausset de clameurs de surprise