Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/162

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On sortit de la table mortuaire, où la nourriture, je dois l’ajouter, était à la fois exécrable et parée, le poisson, sans goût ni sauce, prenant la forme d’une côtelette, et le rôti baignant sur une eau saumâtre, comme si le bœuf était demeuré toute la nuit assis dans une mare. Aimez-vous le style napoléonien ? Moi, il me rend malade. Chez la princesse Mathilde, tous les fauteuils, par droit de naissance, avaient l’air de sortir de la Malmaison, tous les pieds de table avaient la taille Empire. Les abeilles et les aigles abondaient. Un à un ou deux par deux, les condamnés de la soirée arrivaient, ainsi que des déambulants du Purgatoire, prenaient la physionomie assortie au morne des convives mal repus et se réunissaient dans les coins pour chuchoter à voix très basse, de peur évidemment de déranger quelque invisible moribond. Le coupable Popelin se décida alors à avoir l’air de se mêler aux groupes. Je regardais sans l’entendre, comme cela m’est arrivé tant de fois, l’excellent Houssaye qui m’expliquait véhémentement, à grand renfort de termes techniques, la bataille d’Iéna, devant un ancien général livide et somnolent, sinon tout à fait endormi, et une petite dame sans poitrine à mine désespérée. Popelin me demanda si je connaissais le Dr  Potain. C’était mon maître ; mais je répondis que non, afin de nous éviter à tous deux la fatigue de considérations vaines. Popelin étonné alla en référer à Goncourt, tassé au fond d’une bergère de forme Empire, auprès de quelques ahuris bien peignés, qui remuaient des cartes d’un air las.

Le plus curieux de cette maison diabolique c’est que personne, une fois entré là-dedans, ne s’en allait plus. Conformément au protocole, nul n’osait donner le signal. On parlait de plus en plus bas, comme dans le palais de la Belle-au-Bois-Dormant. Les valets énormes, de style Empire eux aussi, les plus gros et les plus grands que j’ai vus, transportaient des bûches et des candélabres, des plateaux et des meubles, des aigles de plâtre et de bronze, en échangeant des coups d’œil narquois. Ils avaient l’air de remuer ces objets sans raison, pour se donner l’illusion de la vie, tels des déménageurs somnambules.

Enfin, sur le coup de minuit, la princesse Mathilde, quittant une espèce de tapisserie Empire, à laquelle elle travaillait avec des aiguilles Empire, rangea son métier à tête d’aigle, se leva