Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/169

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en dehors de leurs tête-à-tête, ces deux hommes rivés l’un à l’autre à la façon des « mariages nantais » du sinistre Carrier. Il est vrai que Hugo était un prédicateur laïque constamment en chaire et un intarissable raconteur de son propre caractère. Avec tout cela, pas une seule fois dans sa longue vie, il ne semble s’être posé cette question : « Comment suis-je fait et qui suis-je au fond ? » Son état constant d’euphorie égotiste était de se répéter : « Combien je suis extraordinaire ! » Je pense que sa richesse verbale, en l’émerveillant à chaque instant de ses propres trouvailles, l’entretenait dans cette vénération de soi.

Écrivant et dessinant sans cesse, ce monstre — au sens latin du mot — lisait peu. Il possédait une bibliothèque de volumes rares ou insignifiants, surtout dépareillés, qu’il ouvrait, annotait, puis refermait, puis rouvrait et utilisait à l’occasion. Un après-midi, nous déterrions ainsi d’un amas de poussière quelques tomes d’une histoire de la chouannerie de je ne sais plus quel auteur, où il était rapporté que les conjurés abattaient des arbres, afin d’aménager à leurs réunions des clairières artificielles. Cela avait séduit Hugo, qui écrivait en marge les vers célèbres :

Dieu, quel sinistre bruit font dans le crépuscule
Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule !

Ou bien c’étaient des ouvrages de voyages, de géographie, de statistique, où il puisait des chiffres, des renseignements typiques, surtout des noms d’aspect étrange et barbare. Car il adorait les consonnances imprévues, les rencontres et oppositions baroques de termes analogues de forme, différents quant à la signification.

Parfois, derrière le bouquin, sous la cendre du temps, nous apparaissait une canne, une savate ou un chapeau, ornés d’une inscription : « Canne avec laquelle — à telle date — je suis allé chez monsieur Dupin ». — Pantoufle de mon premier voyage en Belgique. — Chapeau sous lequel je suis revenu de Cobo en compagnie de Pelleport. Il attachait à ses moindres faits et gestes une importance qui, de là, s’étendait aux pièces de son vêtement. Même en tenant compte de Chateaubriand, Hugo fut le plus vaste Moi du XIXe siècle.