Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/177

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pleins de mirages exacts, topographiques ; ils portent en inclusion les aspects vrais des choses.

Au cours de ce petit voyage, Lockroy, qui ne se gênait pas avec le jeune homme que j’étais, vida son cœur quant à Hugo. Nous nous rendions en hansom à une exposition indienne qui attirait — c’était au mois d’août — beaucoup de visiteurs de toutes les nations assujetties à la couronne anglaise. Lockroy manquait d’attention et de culture, ayant été élevé en enfant de la balle, au va comme je te pousse des relations de théâtre et de presse. Mais il ne manquait pas d’intelligence ni d’esprit. Sa conclusion, entre quelques mâchonnements de cigare, c’était que le fameux patriarche de la démocratie, avait été « un mauvais homme et un homme dur », qu’il « avait fait systématiquement le malheur des siens », mais qu’il était un poète étonnamment doué « bien qu’inférieur à Lamartine » et « un prodigieux ébéniste ». Tout n’était pas injuste dans ces remarques. Néanmoins, les comparant à l’accablement tragique dont Lockroy avait fait étalage, au moment de la mort et pendant les funérailles de son ennemi intime, je songeais que, suivant la formule de Taine, la vie est une chose compliquée. Elle l’était encore bien davantage certes que je ne pouvais l’imaginer. L’important est que cette constatation, une fois faite, n’entame jamais la bonne humeur.

Forain a coutume de dire : « Qu’est-ce que vous voulez f… sans la cordialité ! »

Je dis, moi : « Comment réussir n’importe quoi sans la bonne humeur ? » Que les débutants en croient mon expérience ; elle est la première condition du succès. Mon père appelait, dans ses meilleurs rêves, le marchand de bonheur. J’appelle le professeur de bonne humeur. Quelqu’un qui me touche de près, et que j’admire, répète aussi : « Les pauvres eux-mêmes devraient demander l’aumône en plaisantant, afin de ne pas attrister les riches. Ils feraient des recettes beaucoup plus belles. »

Quelques mois plus tard, je devais passer plusieurs semaines à Londres, toujours en compagnie de Lockroy et de la famille de Victor Hugo. Nous étions descendus à Alexandra Hôtel, en face d’Hyde Park. Charles Floquet vint nous rejoindre en compagnie de son secrétaire Pascal, petit monsieur insignifiant qu’il traitait comme un domestique. Floquet était un imbécile