Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/180

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tune maritime de l’Angleterre. Il mêlait, avec beaucoup d’habileté, la comédie à la vie réelle. C’était, ainsi que plusieurs de ses pareils, un m’as-tu-vu manqué.

M’as-tu-vu réussi, le célèbre acteur Henry Irving jouait alors le Méphistophélès de Faust aux côtés d’Ellen Terry en Marguerite. Les décors et la mise en scène étaient magnifiques et nous impressionnaient vivement. Quant à Irving, je ne l’ai jamais approché, mais tout ce qu’on raconte de lui semble d’une assez pauvre imagination et d’une prétention ridicule. C’était le comédien qui se croit grand seigneur. Il nous parut un Méphistophélès de séance de prestidigitation, extrêmement poncif, en drap rouge, boitillant comme dans les dessins de Delacroix et sans grandeur. Le public anglais, dans son ensemble, est puéril. Il se contente de l’extérieur des choses et des personnages et ne va pas au delà. Nous avions autrefois à Paris, avant l’enjuivement systématique du théâtre et l’invasion cosmopolite, des auditoires beaucoup plus intelligents et mûris.

Une lettre du professeur Charcot m’introduisait auprès de son illustre confrère et ami Sir James Paget. Celui-ci nous reçut à déjeuner, Georges Hugo et moi, dans sa demeure confortable et classiquement londonienne, en compagnie de deux de ses élèves et de quelques vieilles demoiselles, qui composaient sa famille. C’était un grand vieillard sec, d’abord cordial, aux yeux intelligents et chauds. Il nous dit comme nous nous mettions à table : « À ces places se sont assis bien souvent Darwin et Huxley. » L’auteur de l’Origine des Espèces et celui de l’Écrevisse étaient en effet de ses intimes. Il fit monter, en notre honneur, une bouteille d’un très vieux bordeaux absolument passé, que l’on nous servit comme c’est l’usage là-bas, ainsi qu’un vomitif, dans de tous petits verres à liqueurs. Chacun se taisait poliment, car personne n’avait rien à dire, et nous avions l’impression que des myriades de lieues nous séparaient de cette gloire chirurgicale et aussi, par endroits, médicale. Je ne pouvais pas cependant lui demander des renseignements complémentaires sur la nécrose progressive des os ou « Pagets disease »!… L’illustre savant nous convia à son hôpital pour le lendemain.

Il faisait sa leçon sans apprêt, justement sur la « Charcots disease », dans une petite salle claire où ses élèves attentifs