Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Avec cela, une voix merveilleusement nuancée, pathétiquement timbrée, qui fait de tout poème, même de lui, dit par lui, de toute pièce lue par lui, un chef-d’œuvre momentané. La nature a de ces plaisanteries.

Je me rappelle la scène suivante : Hugo attendait à dîner quelqu’un qui avait de fortes raisons de ne pas désirer rencontrer Aicard. Celui-ci arrive à l’improviste, tout enflammé d’admiration pour lui-même. Le dialogue s’engage :

Hugo, solennellement. — Mon cher Aicard… monsieur un tel me fait l’honneur de partager notre repas ce soir.

Aicard, face ravagée, poil en broussailles et cravate blanche. — Mon cher maître, je serai très heureux de renouveler connaissance avec lui…

Hugo, élevant la voix. — Vous ne me comprenez pas, mon cher Aicard. Monsieur un tel me fait l’honneur de partager notre repas ce soir.

L’accent était tel que l’auteur de Miette et Noré, cette fausse Mireille, et de Maurin des Maures, ce faux Tartarin, pâlit, se leva et, chancelant, prit congé. Il avait compris.

Plus loin dans l’existence, j’ai rencontré Aicard et toujours dans des postures comiques. Aucun menton bleu de tournée de province ou de vedette parisienne ne lui est comparable pour les inventions romanesques et même délirantes. Il avait imaginé, afin d’entrer dans la confiance des gens et de les attendrir, une version de sa propre enfance, tragique et douloureuse, qu’il confiait en grand secret à la première personne venue. Il a dû la répéter trente-neuf fois avant de pénétrer enfin à l’Académie, par l’office. Or, on m’a affirmé qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans ce roman. La médecine moderne a forgé le terme de mythomanie, qui qualifie ce genre de blague. Mythomane si l’on veut, Aicard aura mené dans l’existence une singulière et fructueuse comédie. Il aura fait croire aux Parisiens gobeurs qu’il était célèbre en Provence et aux gens de son village toulonnais qu’il était célèbre à Paris. Cette imposture à deux compartiments le caractérise tout entier, avec sa double et parfaite ignorance de la langue d’oc et du langage français.

Somnambule et naïf comme un qui a visité, senti, exprimé tous les paysages du vaste monde sans jamais regarder un seul être. Loti répète au sujet d’Aicard, qu’il croit son ami : « C’est