Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/191

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prenait les devants : « Vous sentez ceci et cela… oui, et quand vous joignez les pieds, une sorte de vertige… oui, et vous voyez double, surtout au crépuscule… Je ne vous demande pas d’interprétation. Asseyez-vous et retirez vos bottines et votre pantalon. »

Chose singulière, il était timide, et sa brusquerie vis-à-vis des femmes, qu’il affectait de mépriser, tenait beaucoup à cette timidité. Je m’en étais rendu compte à maintes reprises, et j’aurais donné je ne sais quoi pour l’interroger sur sa vie sentimentale et sensuelle, qui est ce que les plus profonds cachent toujours le plus soigneusement. Mais il eût envoyé coucher le petit bonhomme curieux de psychologie que j’étais, si je m’étais permis de lui adresser l’ombre d’une telle question. À certaines heures il avait l’air hanté par un grand rêve, d’où il sortait plein de mécontentement et de fureur, distrait comme un voyageur perdu et prêt à faire de son savoir une vindicte contre les choses et contre les gens. Il disait des doucheurs à la mode : « Ils voient trop de dames nues et belles. Ça leur porte à la tête. » Songez qu’il a vécu, pendant trente ans, dans la situation d’un confesseur, qui ne croit à rien qu’aux satisfactions immédiates de l’activité et de la cessation de l’activité ! C’était un de ses axiomes que la part du songe dans l’être éveillé est bien plus grande encore que celle qu’on reconnaît en constatant qu’elle est immense. Quelle était la part de son mirage à lui ?

Un soir, m’étant attardé à consulter un livre de médecine dans sa vaste bibliothèque, qui faisait le tour de son cabinet de travail, sur une hauteur de deux étages, je fus surpris par son retour inopiné. La curiosité me retint dans le rayon des bouquins, à croppetons et voyant l’homme triste de haut, à travers les barreaux de la galerie. Il se tenait assis sous sa lampe, tassé, voûté, regardant droit devant lui, immobile, avec une expression de visage que je ne lui connaissais pas, à la fois ardente et désespérée. Il avait l’attitude et la mine de celui qui a fait un pacte avec le Diable et qui en est au moment du règlement. Il demeura ainsi pendant une bonne heure, puis se leva et, de son pas pesant, alla donner je ne sais quel ordre à son secrétaire, qui devait être alors Gilles de la Tourette. J’en avais les os gelés : « C’est ça, la gloire scientifique ? Eh bien, vrai, ça n’a pas l’air drôle. »