Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/200

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joyeux le prédestinait aux interventions hardies et géniales, que sa lucide logique eût dû l’immuniser contre la sombre folie du Bordereau. Son visage régulier d’ouvrier en fin, sa forte encolure, ses cheveux plats, sa voix et son sourire viennent souvent visiter ma mémoire comme le « j’aurais pu être » des grandes nostalgies d’amitié ou d’amour. Il était noble, il était brave, il était bon, mais il n’avait pas cette défense des fibres secrètes, cette armure qui fait que l’on ose être soi. Il était toujours un peu son patron ou son ami. Mais quel magnifique tempérament de clinicien, quel coup d’œil, et comme il défasciculait jusqu’au bout le problème tombé dans sa puissante imagination !

On racontait de lui des farces fameuses. Ennemi du directeur de l’hôpital, alors qu’il était interne à la Salpêtrière, il s’injuriait lui-même sur les murs : « Brissaud est une brute et un ivrogne », puis courait se plaindre chez ce haut fonctionnaire, l’accusait de favoriser ces outrages. Quand les vieilles gâteuses allaient le matin laver leurs pots à la fontaine, et les disposaient en rangs d’oignons pour les sécher, il démolissait de sa fenêtre, à coups de revolver, « ces fâcheux récipients ». Les visiteurs étrangers, guidés par lui, apprenaient d’extraordinaires détails sur une nouvelle maladie, apparue depuis peu, terriblement contagieuse et dont il leur décrivait minutieusement les sinistres symptômes, de façon à leur donner la chair de poule. Un soir d’hiver rigoureux, où des médecins suédois, russes et allemands, réunis chez Charcot, préparaient je ne sais quel congrès de neurologie, Brissaud nous persuada de cacher les snow-boots qu’ils avaient laissés dans l’antichambre. Ce fut, à la sortie une longue recherche sans résultat — car nous n’osions plus avouer notre forfait — pendant laquelle Brissaud proposait à ces doctes personnages, navrés et furetant, les explications les plus saugrenues. C’est pourtant ce mystificateur qui s’est laissé mystifier par le « v’accuve » de l’absurde Zola. Ces médecins si cultivés, si entraînés à la déduction, ne remontaient des effets aux causes que dans leur art, qu’à leur table de travail, que dans leurs hôpitaux et laboratoires. Ils étaient prodigieusement fermés à toute conception politique, timorés comme de petites filles sur ce terrain-là, et jamais je n’ai entendu l’un d’eux se préoccuper des rapports entre l’État,