Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/202

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thèques évolutionnistes qui pullulaient à cette époque, des ouvrages pédants et diffus où s’étalait leur fanatisme. Ils aspiraient à réglementer la société, à tyranniser le mariage, la vie de famille, l’éducation des enfants, à mettre la main sur les âmes. J’insiste sur ce délire parce qu’il a passé de leurs têtes obtuses dans celles des politiciens, parce que leurs scories ont été ramassées depuis par les chiffonniers et égoutiers parlementaires. Les lois scolaires que nous fabrique la République ont la trogne furieuse et contractée de ces tourmenteurs munis de diplômes. Elles sont venues au code par ce codex, le plus sot, le plus anti-humain, le plus antisocial de tous.

Gilles de la Tourette était laid, à la façon d’une idole papoue sur laquelle seraient implantés des paquets de poils. Il n’était ni bon ni mauvais, ni studieux ni paresseux, ni intelligent ni sot, et il oscillait, avec sa tête ahurie et malicieuse, entre une multitude de qualités et de défauts auxquels il ne s’attardait pas. Il avait la voix éraillée et brûlée, le geste brusque, la démarche falote. Il passait pour un original, abordait un sujet intéressant, le délaissait pour un autre, déconcertait ses maîtres par des bizarreries qui allaient en augmentant et devenaient de moins en moins drôles. Contrairement aux affirmations du professeur Fournier, qui y voyait juste en dépit de tous, — et de quel œil d’aigle royal ! — Gilles soutenait que la paralysie générale n’a aucun rapport avec la syphilis. Il gambadait, sautait, dansait quand on appelait son attention sur certaines coïncidences. Il répétait : « C’est mon idée très ferme. » Hélas ! ses idées à lui, le pauvre garçon, devenaient de moins en moins fermes, si bien qu’un jour, à un examen, ayant demandé à un candidat « quelle était la maladie qui faisait saigner, au début, de la narine gauche » et ayant reçu cette réponse : « La fièvre typhoïde. Monsieur », il fit non, de la tête et, au bout d’un silence de cinq minutes, déclara solennellement : « C’est la fièvre typhoïde, monsieur ; vous êtes nul, je vous refuse. »

Quelque temps avant sa mort, comme je sortais de chez moi, rue de l’Université, Gilles de la Tourette, que j’avais perdu de vue depuis plusieurs années, m’aperçut et s’approchant, me sauta au cou. J’étais ahuri d’une marque d’affection intempestive que rien dans nos relations antérieures ne justifiait, je vous prie de le croire. Il me dit d’un ton saccadé : « Mon cher