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LE PROFESSEUR POTAIN

cine fin lettré et fin gourmet. Suchard était une magnifique intelligence, un de ces esprits clairs et pondérés, qui élucident en cinq minutes les questions les plus embrouillées. Il avait la passion du canotage et, chaque dimanche, remontait la Seine ou la Marne dans une yole construite selon ses plans. Les deux amis, étant célibataires, déjeunaient et dînaient ensemble au calé Caron, situé alors au coin de la rue des Saints-Pères et de la rue Jacob. Le premier arrivé au laboratoire de la Charité esquissait au tableau noir un projet de menu que l’autre, en son absence rectifiait ou complétait. Sur le coup de onze heures, Esbach et Suchard tombaient d’accord et remettaient gravement le résultat de leurs méditations au maître d’hôtel. Ils m’ont invité quelquefois à ces agapes. J’en ai gardé un aussi bon souvenir que du dîner d’agrégation de Babinski, organisé à la Tour d’argent, sur les fourneaux du regretté Frédéric, par son incomparable frère, maître indiscutable de tous les gourmands et gloutons de France, Babinski II, dit Ali Bab, auteur de ce glorieux chef-d’œuvre : Gastronomie pratique. La perfection du palais buccal est l’apanage des hommes d’esprit. Il fallait entendre Esbach et Suchard dépiauter un imbécile ou un charlatan. C’est de leurs robustes causeries et de leurs définitions sans miséricorde qu’est née dans mon esprit la première idée des Morticoles. Ah ! les honnêtes, les loyaux garçons, solides dans leur science, dans leurs amitiés, dans leurs antipathies, et auxquels toute vilenie donnait la nausée !

Pendant l’été, M. Potain prenait alors un mois de vacances à Uriage, où il avait loué une villa au milieu du parc. Il y travaillait, bien entendu, du matin au soir, — Charcot, Maurras et lui sont les plus grands, les plus acharnés travailleurs que j’aie connus, — mais parmi la verdure et le chant des oiseaux. Il me confiait que ce petit concert de l’aube lui était un délice : « Je ne me lasse jamais de leurs mélodies. Il n’y a pas d’opéra qui les vaille. Elles donnent l’impression d’une joie féerique. » Je n’ai pas besoin de vous dire qu’un très grand poète de la santé et du bonheur habitait ce méditatif, perpétuellement appliqué à la souffrance humaine. J’ai entendu dans sa bouche ce mot significatif : « Rien ne repose comme un visage de femme. » Nullement matérialiste, il était, sinon pratiquant, tout au moins profondément traditionnel. Son âme ignorait les soubresauts,