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LA MORPHINOMANIE

intéressant, signalé dès le début de ce livre. Les profanes se figurent volontiers que les docteurs sont indemnes des tares qu’ils soignent et échappent aux tentations dont ils combattent les funestes conséquences. C’est là une grave erreur. Trop souvent les facilités qu’il doit à son métier tournent la tête du gynécologue, du psychiatre, du neuropathologiste et le font tomber dans un ou plusieurs des pièges contre lesquels il met en garde sa clientèle. Un savant n’est pas toujours un saint ni un sage, loin de là.

Si par exemple un Paul Sollier et un Erlenmeyer — spécialistes éminents du traitement des intoxications chroniques — n’étaient pas liés par le secret professionnel, ils étonneraient bien des gens en donnant la proportion des confrères qui viennent annuellement réclamer leurs soins. La morphinomanie ravage le monde médical. Elle est particulièrement grave chez des gens qui ont entre leurs mains la vie et l’honneur d’autrui, et qu’une erreur par excès dans une ordonnance ou une indiscrétion euphorique risquent de transformer en criminels. Les anecdotes terribles et comiques foisonnent sur ce sujet. Je me bornerai à celle-ci :

Il y avait en Allemagne un illustre praticien morphinomane, le doktor Westphal, — il a donné son nom à un réflexe, — lequel avait lui-même comme élève un certain Levinstein, inventeur de la méthode de démorphinisation dite « suppression brusque ». Rien de plus simple que ce procédé, très tudesque, aujourd’hui complètement abandonné. On enferme le malade dans un cabanon capitonné, meublé d’un simple matelas, et on l’y laisse pendant soixante-douze heures. Au bout de ce temps, on le retire, et il a perdu, parfois avec le goût du pain, l’habitude du poison.

Levinstein proposa à Westphal de le guérir par ce moyen. Après quelques hésitations, Westphal accepta, entra dans la chambre de torture. La porte se referma sur lui. Il avait été convenu que, sous aucun prétexte, on ne tiendrait compte de ses cris, ni de ses appels. Quand Levinstein ouvrit soixante-douze heures plus tard, il trouva son excellent maître mort, complètement mort. Dans le délire de sa douleur, la plus effroyable qu’on puisse imaginer, il avait déchiré son matelas avec ses dents. Les yeux dilatés, la contraction des mâchoires,