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UN RÉVEILLON CHEZ CHARCOT

paraient avec des mines doctes. Taine était le bonhomme système, Charcot le bonhomme domination, Renan le bonhomme je-m’en-fiche. Il avait été question d’admettre Dumas fils, le bonhomme paradoxe, et Brunetière le bonhomme contradiction. Avec eux, la salade eût été complète. La mort des protagonistes amena la dissolution de leur petit groupement. Je ne crois pas qu’il ait été repris.

Vers 1890, le professeur Charcot était à l’apogée de sa réputation et de sa puissance. Il tenait la Faculté courbée sous sa loi. Son œuvre, non encore attaquée dans ses fondements, donnait une impression de solidité et même de majesté. Sa méthode d’expectation en thérapeutique était universellement adoptée. Il ne se publiait, dans le monde civilisé, aucun travail sur les maladies du système nerveux dont l’auteur ne sollicitât au préalable son approbation, son imprimatur. La structure du foie et celle du rein lui obéissaient, ainsi que la structure de la moelle. On lui expédiait les ataxiques et les paralytiques agitants de l’Amérique du Nord, du Caucase et même de la Chine. Il les regardait, les palpait, les congédiait, joignait leur observation à ses archives. Dans les innombrables traités de philosophie que publiaient Ribot et ses élèves sur les maladies de la mémoire, de la volonté, de la personnalité, — tristes compilations, aujourd’hui illisibles et prodigieusement démodées, — le nom de Charcot était en premier… C’est Le moment que choisit la Camarde, examinée par lui tant de fois, pour lui faire son premier signe d’intelligence.

La chose arriva après un réveillon particulièrement gai et brillant, qui avait eu lieu chez lui, boulevard Saint-Germain. Il s’y était montré détendu, affable, heureux de voir autour de lui toute cette jeunesse, dont les fantaisies l’amusaient. Soudain, comme il regagnait sa chambre, il poussa un sourd gémissement, porta la main à sa poitrine, et, le visage d’une pâleur soudaine, tomba sans un mot dans un fauteuil.

L’un de nous courut chez le Dr Damaschino, qui habitait à côté. Je bondis en face, chez Potain. Il était deux heures du matin. Mon maître, en train de se coucher, vint m’ouvrir en chemise, un bougeoir à la main. En deux mots, je le mis au courant de ce qui s’était passé. Il murmura son « ah ! diable ! », enfila un pantalon, une veste, un manteau de fourrure, releva