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DEVANT LA DOULEUR

manuels, des résumés scientifiques ou prétendus tels, sur l’hérédité, les tares, les foules, l’individu résumé de l’espèce, et toutes les calembredaines de l’évolutionnisme à la mode. Il se faisait inviter à des soirées de riches industriels, à seule fin de se documenter. On l’apercevait, replet et sombre, tel un philosophe de Couture, dans un coin du buffet, examinant l’assistance, meublant sa mémoire grossissante de silhouettes découpées et rapides que son imagination maladive associait ensuite en drames et orgies de chair et de sang. Alentour, les gens murmuraient : « C’est Zola. Il est ici pour prendre des notes ». Il avait une réputation de badigeonneur belliqueux, d’implacable charcutier, qui l’enorgueillissait, à laquelle il tenait beaucoup ; et périodiquement dans le Figaro de Magnard, il expliquait avec brutalité ses vues hilarantes et ses théories de primaire congestionné. La plupart de ces articles ont été réunis en volume. On ne s’ennuie pas une minute en les relisant. Les jugements critiques de Zola sont invariablement portés par rapport à son « moi ». Ayant découvert cette chose falote baptisée falotement par lui « naturalisme », c’est-à-dire la prédominance de l’appareil digestif et procréateur sur l’esprit, il accueillait arbitrairement, dans ses casiers stercoraires, tel écrivain et rejetait tel autre, le tout avec une ignorance, un contentement de soi magnifiques : « Ça, c’est de la vie, ça a le souffle large, éperdu, de la vie. Ça n’a rien d’étriqué. C’est lumineux et direct. Je le prends, je m’en empare. Confrère, tu es mon élève. Je te colloque dans ma grande lignée, à la suite de mes Rougon. »

En effet, l’animal avait à peu près inventé et certainement popularisé cette phraséologie littéraire et artistique, tombée depuis dans le domaine courant, où reviennent les termes « vie, large, libéré, émancipé, détendu, débridé », etc., etc. Ce qu’on en a « débridé », à l’époque, de plaies sociales ! Pour le naturalisme tout était convention, préjugé, mensonge : la toilette des femmes, la bonne tenue à table, le non-emploi de gros mots dans la conversation. Ouvrez les romans de Zola et de ses imitateurs. Selon le vers de Baudelaire, « on s’y soûle, on s’y tue, on s’y prend aux cheveux ». Les millionnaires, d’une lubricité folle, passent leur existence dans les pires débauches, rouent de coups leurs femmes légitimes, lesquelles sont ou des