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DEVANT LA DOULEUR

et qui parcourait le boulevard en tous sens, comme un vieil habitué de Tortoni et de la Maison-d’Or qu’il était. On le disait « parisien » jusqu’au bout des ongles et rempli des plus amusants sarcasmes. Mais les mots qu’on répétait de lui sentaient le rance et la lampe éteinte.

Si Henri Becque était assommant avec son juteux « hein ? quoi quoi ? » et sa conviction d’être un tortionnaire, un fléau des mauvais auteurs, il avait écrit en revanche deux des pièces les plus durables de cette maussade fin du XIXe siècle : la Parisienne et les Corbeaux. J’assistais à une des peu nombreuses représentations de ce drame sombre, aux reflets mordorés. Le public dérouté murmurait, se fâchait, s’en allait. Ce fut un four aussi complet que la Princesse de Bagdad de Dumas fils, où il y avait un « or vierge » assez réjouissant, et que la Bûcheronne de Charles Edmond, où il était trop question de la transfusion du sang. Les autres drames de Becque ont disparu. La Parisienne et les Corbeaux demeurent.

Or Antoine partait de cette idée pas bête que, derrière la troupe fatiguée des auteurs dramatiques célèbres, connus ou représentés, devaient s’en trouver d’autres, plus jeunes ou moins notoires, que l’on ne jouait pas et qui pouvaient être intéressants. Intuitif et jusqu’au génie, d’une activité prodigieuse, mais forcément peu cultivé, il crut d’abord à l’avenir du naturalisme et cette erreur initiale a pesé sur toute sa carrière. Il lui a manqué un guide — qui n’eût pas un manuscrit dans sa poche — éclairé et éclairant, un conseiller supérieur, capable de lui éviter les béjaunes et les faux pas. Il prit ainsi, dans le commencement, la brutalité pour la force, l’obscurité pour la complexité et toute pièce privée de jurons pour une fadaise. C’est ce qui explique le désarroi et l’enfantillage truculent de certains des premiers spectacles du Théâtre libre. C’était bien savoureux. Je revois, dans ses moindres détails, une des répétitions de Sœur Philomène où j’étais avec mon père, convoqué en ma qualité de carabin, afin de donner mon avis sur l’exactitude des tableaux d’hôpital et de la mise en scène. C’est là que je me suis pris, pour les dons prodigieux d’Antoine recomposant la réalité, d’une admiration qui n’a jamais défailli. D’un bout de bois ou de toile mis en place, d’un geste à peine indiqué, d’un personnage campé ici ou là, il tire