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GEORGES COURTELINE

buffet, au cours d’une soirée, j’admirais la petitesse de son crâne, cervelle d’oiseau qui pépie mais ne chante pas. Parlant de je ne sais quel auteur, il disait à un vieillard émerveillé, prostré, béat : « C’est hardi, certes, et bien loin de ce que nous pouvons admettre. Mais ce n’en est que plus attrayant. » Ainsi sans doute ce « libéral impénitent » juge-t-il Brieux, qui a trouvé le moyen de gâcher et de doter d’une appellation imbécile, — tellement imbécile que je ne la reproduirai pas ici, — le plus âpre, le plus beau et le moins théâtral sujet pathologique du monde.

Il y a, dans ce qu’a donné jusqu’à présent François de Curel, notamment dans la nouvelle Idole, les éléments épars d’un chef-d’œuvre. Il ne lui manque que le sens de la perspective.

Le Théâtre libre a représenté, outre les Fossiles, la mort du Duc d’Enghien de Léon Hennique, et Boubouroche de Courteline. Ce sont, dans des genres différents, de fort belles choses. Pendant une répétition de la mort du Duc d’Enghien, Antoine, qui furetait en grommelant parmi ses accessoires, imagina tout à coup l’éclairage par une grosse lanterne à la Goya, posée de biais sur la table du conseil de guerre, et parsemant les visages d’une lumière louche. Ce sont là de ces inventions qui jaillissent sans trêve de son inépuisable ingéniosité. Il faut absorber la vie par tous ses pores pour arriver à la reconstituer ainsi.

Par sa simplicité apparente et sa sournoise complexité, par sa verve douloureuse et son goût de chair, l’aventure du cocu consolé Boubouroche s’apparente aux drames de Molière. Là, comme dans le Train de 8 h. 47, Courteline a eu son illumination. C’est un personnage de conte de fées que Georges Courteline, avec sa petite taille, son teint de papier mâché, ses yeux mobiles, ses paletots aux manches trop longues et sa grosse serviette. Je l’ai vu maintes fois sortir du sol, comme dans les féeries, s’asseoir à une table de café, discutant déjà avec force gestes, pour convaincre de choses futiles quelques messieurs accompagnés de dames, des confrères, des ambulants ou de simples pochards. Il a la fureur de persuader et la constance de démontrer. Il est bon comme le pain, vif comme l’argent, aigu comme un couteau, gai comme un verre d’Anjou blanc, ou mélancolique comme un capitaine de gendarmerie, calé sur le Code comme un huissier de campagne, noctambule comme un chat de Montmartre, amical, blagueur et délicieux. Ne pas avoir