Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/270

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
258
DEVANT LA DOULEUR

études de mœurs très consciencieuses, très soignées. En outre il est président de la Société des Gens de Lettres, il l’a été, il le sera encore ; et ce devrait être un devoir pour tous les membres de la Société des Gens de Lettres, de lire et de méditer les ouvrages de leur Président. Enfin Lecomte est un confrère aimable, serviable, poilu, optimiste, penché sur les grands problèmes patriotiques, politiques et sociaux — un peu à la façon de Raymond Poincaré, son modèle — et il n’y a aucune raison pour lui faire la moindre peine même légère, comme chante la romance. Alors ?… Eh bien, alors, j’aime mieux déclarer tout de suite que je ne lirai jamais Georges Lecomte et que plusieurs de mes confrères ont fondé en catimini une petite ligue des non-lecteurs de Georges Lecomte. C’est vilain, c’est peut-être injuste, c’est ainsi.

En ce temps-là, Lecomte, convive irrégulier du dîner de la Banlieue, était tout à l’impressionnisme. Il exprimait tout haut ses sympathies et enthousiasmes en criant : « N’est-ce pas, oui, n’est-ce pas ! » et quelquefois : « Enfin, n’est-ce pas ! » Je l’imitais dans la perfection. Il détenait au complet le formulaire esthétique 1887-1892 ; les « comme c’est dans l’air », « comme ça respire », « l’intense de ça », « la noblesse et la beauté de ça » qui sont aujourd’hui fatigués pour avoir trop couru. Il parlait vite, en hennissant, à la façon d’un cheval joyeux, et il piaffait aussi, en levant perpendiculairement le genou comme un cheval. Il avait un faible pour Pizzaro, van Gogh et les paletots à pèlerine. Nous ne supposions pas qu’il serait un jour dans les honneurs, ni qu’il déposerait des discours sur toutes les tombes officielles ou semi-officielles. L’aurions-nous turlupiné, ce bon Lecomte, si nous avions pu nous douter de sa fortune future et qu’on le décorerait à verse et qu’on l’appellerait « Monsieur le Président ».

Après le dîner des types épatants, on se reconduisait, et les causeries et les discussions se prolongeaient fort avant dans la nuit ou à des tables de café. Enfin, je vous conterai comment, à une certaine époque, ce dîner eut une sorte de succursale dans les salles de garde des hôpitaux, par le mélange de médecine et de littérature qui s’opérait, grâce à moi, chez Alphonse Daudet.

Il serait injuste d’omettre la maison de Mme Dardoize parmi