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DEVANT LA DOULEUR

Martel et Durranc avaient tous d’eux beaucoup d’esprit. J’imagine que Martel en a encore, au lieu que le pauvre Durranc est allé divertir, besogne ingrate, les habitants des sombres bords. Martel était grand, froid d’aspect, avec des yeux qui riaient. Il se frottait les mains comme un cannibale, avant de lancer sa flèche d’une main sûre. Durranc était petit, exubérant, rond, laid et noir, mais d’un irrésistible comique. C’est lui indubitablement l’auteur de la fameuse phrase concernant la République : « Elle était si belle sous l’Empire ! » Il en trouvait de semblables à la douzaine, avec une aisance et une volubilité qui enchantaient les assistants. J’ai vu, chez les Ménard-Dorian, une table de vingt personnes suspendues aux plaisanteries de Durranc, débitées avec une verve et une mimique impayables. Les graves conservateurs de la Chambre et du Sénat — car il faisait les comptes rendus parlementaires — écopaient vigoureusement dans ses récits. Durranc les montrait plats et rampants avec « les rouges », notamment avec son patron, déjà considéré comme une terreur.

— Taisez-vous, Durranc, lui criait Goncourt en riant, vous allez faire passer Clemenceau pour un croquemitaine.

— Eh ! eh ! mais à l’occasion…, ripostait Clemenceau promenant autour de lui un œil rond, étonné et jovial d’anthropophage qui surveille ses fourneaux.

Camille Pelletan, alors, écrivait aussi à la Justice. On voyait se dresser, derrière une table, un mannequin noirâtre et sans linge, une sorte d’épouvantail à moineaux, surmonté d’une tête hirsute et velue qui riait. Il suçait ses doigts pleins d’encre, demandait un bock bien tiré au garçon de la brasserie d’en bas accouru à son appel, griffonnait des caricatures de ses camarades et accueillait avec bonhomie les jeunes gens. La morgue était inconnue dans ce milieu. Quand mes copains, Maurice Nicolle et de Fleury, m’accompagnaient par hasard à la Juslice, ils en ressortaient sur cette constatation : « Clemenceau est décidément chic… » et cet éloge enchantait Geffroy.

La secousse du boulangisme, si elle remua assez rapidement les masses, ne bouleversa pas les milieux littéraires, artistiques ni scientifiques de Paris qui demeurèrent, dans leur grande majorité, réfractaires ou hostiles à la personne et à la campagne du général. J’y insiste, parce que cet état d’esprit de l’élite intel-