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LA TOUR EIFFEL

gurée en catimini, vingt-quatre heures avant la cérémonie officielle, par Georges Hugo et votre serviteur. Nous sortions tous deux de soirée. Il était onze heures et demie du soir et il soufflait au-dessus de Paris un vent d’orage. Les quatre pieds de la tour encore vierge — pour parler comme M. Prudhomme, ou notre pauvre Mariéton — étaient entourés d’une palissade, aux portes de laquelle somnolaient des gardiens.

— Si nous montions là-haut ? — proposa Georges Hugo, qui avait l’humeur aventureuse, bien qu’on lui fît une réputation de petit maître. Il ajouta : « Sous l’orage, ce sera un spectacle magnifique. » S’approchant d’un gardien qui le considérait d’un air hébété, il lui dit d’une voix ferme : « Service de l’exploitation. Nous venons vérifier si tout est en place. »

Tout était en place, en effet, c’est-à-dire qu’en grattant des allumettes-tisons, que le vent éteignait à mesure, nous finîmes par dénicher l’escalier d’un des pylônes, contournant la cage de l’ascenseur, et l’interminable ascension commença. À la première plate-forme, mes jambes me semblaient entrer dans mon estomac et j’avais grande envie de rétrograder. Georges me représenta avec éloquence l’indignité d’une telle conduite, la déconsidération qui en résulterait et la splendeur du sombre panorama qui nous attendait à trois cents mètres. En avant pour la seconde plate-forme ! Je soufflais comme si j’avais porté la Sapho du roman de mon père entre mes bras et ce nous fut même un sujet de plaisanterie, au milieu des rugissements et sifflements de la tempête, qui s’élevait en même temps que nous. Georges chantait l’air du Roi s’amuse :

Au mont de la Coulombe
Le passage est étroit,
Montèrent tous ensemble
En soufflant à leurs doigts.

Il fut convenu, ce qui était très sage, qu’on ne ferait pas halte à la deuxième plate-forme, afin de ne pas sentir la fatigue. Le plus dur fut néanmoins le troisième étage, aboutissant à un obscur colimaçon, terminé lui-même par une sorte de couvercle de marmite. Georges souleva ce couvercle. Nous eûmes l’impression d’être au milieu des nuées, qui nous soufflaient alternativement le chaud et le froid. Au-dessus de nous, dans la