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LAMALOU-LES-BAINS

gie nerveuse avant Charcot. C’est à Duchenne de Boulogne qu’on doit, outre l’analyse à peu près complète du rôle des muscles dans les attitudes, les gestes et l’expression faciale, la description ne varietur du tabès ou ataxie locomotrice, de l’atrophie musculaire progressive et de la paralysie labio-glossolaryngée. Cet homme de génie avait l’amour de l’indépendance, l’horreur des fonctions et charges officielles. Chaque matin, muni du rudimentaire arsenal électrique dont on disposait de 1850 à 1869, il parcourait les hôpitaux, sollicitant de la bienveillance des chefs de service la possibilité de réaliser ses expériences. Il disait « mes petites expériences ». Quelques-uns l’accueillaient gentiment. D’autres, devinant sa valeur et le jalousant, blaguaient ses « marottes » devant leurs élèves. Mais Duchenne supportait ces tracas sans se plaindre, tout absorbé par son rêve intérieur. Le Dr  Privat, passant par Paris, lui dit un jour : « Tu devrais venir me voir à Lamalou. On rencontre là de bizarres rhumatisants, qui t’intéresseraient sans doute vivement ».

C’était le temps où Duchenne de Boulogne étudiait, sur quelques rares sujets, l’ataxie locomotrice progressive, dont la localisation anatomique et l’origine étaient profondément inconnues. Il accepta l’invitation de son confrère. Le papa Privat, merveilleux observateur lui-même, le représentait débarquant à Lamalou avec son baluchon de pauvre homme et sa petite machine électrique. C’était le soir. On mangea un morceau, on se coucha. Le lendemain Duchenne, levé dès l’aube, voyait passer sous sa fenêtre plusieurs malades se rendant au bain. Il bondissait dans la chambre de son hôte, réveillé en sursaut.

— Hein, quoi ? qu’est-ce qui te prend, tu as cassé ta machine ?

— Il s’agit bien de cela… C’en est… écoute-moi. Privat… Ils en sont… Oui, les gens qui défilent là, dans la rue, et qui lancent leurs jambes en marchant comme cela, — Duchenne faisait le geste de stepper, — je les ai reconnus. Ce sont des ataxiques. Ils m’appartiennent. Je vais les interroger tous, tous, tous.

Aussitôt, avec une fièvre de recherche et de joie qui lui faisait trembler les mains, le savant à instinct de chien de chasse commençait son enquête. Il ne dormait plus, ne mangeait plus.