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DEVANT LA DOULEUR

forçait le père Privat à écrire cinq heures par jour sous sa dictée. En deux semaines, il avait établi le syndrome du tabès, troubles oculaires et vésicaux, douleurs fulgurantes, notamment dans la sphère du cubital, incoordination de la marche, tel que nous le connaissons aujourd’hui : « Rien n’était merveilleux, disait le Dr  Privat, comme d’assister à ce portrait en pied, et destiné à défier les âges, auquel le maître ajoutait chaque jour un trait ou une couleur ». C’est ainsi que, venu pour une huitaine, Duchenne de Boulogne demeura trois mois à Lamalou. Il devrait y avoir sa statue, un peu en avant même de celle de Charcot.

C’est néanmoins Charcot qui a fait la fortune de ces eaux, où il envoyait sa nombreuse clientèle, des gens de tous les pays. La science ainsi avait eu la sagesse de se conformer à l’usage. Les résultats thérapeutiques étaient variables. J’ai vu des malades sinon guéris, — on guérit de tout, même de l’ataxie — tout au moins grandement améliorés dès les premiers bains de Lamalou. J’en ai vu d’autres seulement distraits ou consolés par le voisinage de camarades plus atteints. Car la pitié est bannie à l’ordinaire de ces stations thermales où tout le monde souffre, ainsi que des sanatoria pour névropathes. Ils se réjouissaient de n’en être pas au point de celui-ci, qui était complètement paralysé, ou de celui-là, qui était aveugle, ou de cet autre dont les os se brisaient comme verre, sans réfléchir que c’était là ce qui les attendait, eux aussi, pour le lendemain, le surlendemain, ou le lundi au plus tard.

Le tabès atteint toutes les clés de la vie. Il est fertile en surprises atroces, dont la dernière est la mort subite par choc bulbaire ou ictus. Mais quelquefois il joue avec sa victime, lui ménage des améliorations passagères ou prolongées. Quelquefois aussi il rétrocède, s’efface, disparaît comme un mauvais rêve. Ceci laisse espérer qu’un jour ou l’autre la médecine qui soigne aura raison de lui. Malheureusement, à l’époque dont je vous parle, la médecine qui regarde, la médecine spectatrice tenait le haut du pavé. L’ambiance matérialiste, antireligieuse, de fatalité résignée ou stoïque, y était pour beaucoup. Les affections des centres nerveux sont le plus directement en contact avec l’état de l’âme du patient. Elles agissent sur cet état, mais elles sont aussi agies par lui. Je crois même cette deuxième