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DEVANT LA DOULEUR

question des vasa vasorum et des vasa nervorum. Il était grand, barbu, presque chauve, avec des yeux directs et sévères. Nous l’admirions et nous l’aimions sans réserves, mon père et moi. Son accent, ses propos, son rire ironique, le reniflement particulier qui accompagnait ses aphorismes, cet ensemble si vivant, si captivant n’a jamais cessé de hanter ma mémoire. À vingt et un ans, Auguste Brachet publiait sa Grammaire historique et son Dictionnaire étymologique. Quinze ans plus tard, il publiait L’Italie qu’on voit et l’Italie qu’on ne voit pas. Quand je l’ai connu, il préparait une Psychologie des peuples européens dont une bonne partie a dû être achevée avant sa mort. Ses essais sur la psychologie et la pathologie des rois de France renferment, au milieu d’erreurs de position, des pages infiniment curieuses. Mais cette œuvre, si diverse et fournie, demeure peu de chose à côté de l’immense usine toujours en mouvement, toujours flamboyante qu’était l’imagination observatrice de notre ami. Ancien Fléchois, il avait eu comme camarade à la Flèche le général Boulanger. Lié avec le protestant Rossel, qui sombra si malheureusement dans la Commune et fut fusillé, puis lecteur de l’impératrice Eugénie et observateur attentif des menées du diplomate italien Nigra, chartiste, linguiste, physiologiste, véritable encyclopédie ambulante, Auguste Brachet avait au plus haut point le sens des intérêts français, des combinaisons diplomatiques et politiques qui doivent les servir ou les ébranler.

Il répétait : « Mon seul mérite consiste dans l’objectivité. En matière de relations extérieures, je ne hais ni je n’aime. Je regarde où est l’avantage de mon pays, voilà tout. »

Ses trois livres de chevet — sans métaphore, car il lisait une grande partie de la nuit — étaient Machiavel d’abord, — « au-dessus de tous les autres, comme un roi », disait-il, — Commines et Guichardin. Il affirmait qu’ils se complétaient. Il savait par cœur la vie de Castruccio Castracani et il en tirait des applications sauvagement comiques à « l’amitié confiante des Italiens pour les Français ». Il avait démonté le « misogallo signor Crispi » pièce à pièce et « à la façon d’une pendule » pour son amusement personnel. Il voyait dans le Génois Léon Gambetta le meilleur et le plus docile agent de la politique allemande après 70 et l’énoncé de cette vérité me faisait ouvrir