Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/32

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d’ailleurs remplies des préjugés les plus stupides, tout au plus bonnes pour la caricature et la brimade.

On ne se doute pas de l’hilarité que soulevait alors, dans ces demeures où devait s’affirmer et se recruter le régime, le simple qualificatif de réactionnaire. On se représentait aussitôt un vieux monsieur chauve, à favoris, à mine de bedeau, qui tournait le dos au progrès, ne lisait rien, ne connaissait rien et voulait ramener la France aux superstitions du moyen âge. Des royalistes et du Roi il n’était jamais question. Je suis parvenu à l’âge de vingt et un ans sans avoir entendu prononcer plus d’une dizaine de fois — je fais bonne mesure — le nom du comte de Chambord et celui du Comte de Paris. On parlait davantage de l’Empereur, de l’Impératrice, de la cour des Tuileries, pour les maudire, en raison de nos récentes catastrophes. Leurs défenseurs, véhéments ou insidieux, ne comptaient pas. Jamais régime n’a eu plus complètement à sa disposition toutes les forces réelles, tout le positif du pays, que la République. Quand mon père parlait de Morny et de son entourage, cela me paraissait loin, loin, à distance d’histoire et sans attaches avec le présent. Mes amis, mes condisciples étaient dans les mêmes sentiments. On m’a affirmé depuis qu’il y avait des « jeunesses royalistes ». C’est possible, mais je ne les ai jamais rencontrées. Elles n’avaient pas pénétré les milieux agissants et vivants dont je vous parle. Je n’ai pas souvenance d’avoir aperçu ni au lycée Charlemagne, ni à Louis-le-Grand, ni à l’École de Médecine un seul royaliste, je dis pas un seul. Nous lui aurions monté de beaux bateaux !

Georges Charpentier avait eu l’idée originale d’une revue bien illustrée, qui fût comme un reflet des milieux artistiques, alors en pleine effervescence « impressionniste », avec Manet, Monet, Cézanne, Renoir, Sisley, Forain et autres, et qui publiât en même temps des inédits des principaux auteurs de la maison. Ainsi fut fondée la Vie moderne, qui eut une courte carrière, mais dont la collection est très intéressante à feuilleter. Charpentier en avait confié la rédaction en chef à Émile Bergerat, gendre de Gautier, brave homme mais brouillon, qui eut des succès au Figaro sous la signature Caliban, au théâtre de nombreux fours, et d’interminables démêlés avec les directeurs de théâtres, qui accueillaient puis repoussaient ses « ours », notam-