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LA VIE PLUS FORTE QUE LA MORT

sacres ont tenu, au cours de l’histoire, à l’intervention des hommes sensibles.

Stimulante à l’excès pour l’intelligence, l’atmosphère de Lamalou était déprimante pour l’expansivité d’un étudiant de vingt ans, condamné au spectacle quotidien de la souffrance, de la déchéance et de la mort. Je faisais le brave, j’adorais mon père et je pensais que les eaux lui étaient salutaires, mais je me demandais quelquefois, avant de m’endormir, s’il me serait possible de passer toute ma vie dans ce paysage de désolation qu’est la clinique des maladies nerveuses et autres. Une aspiration naturelle au lyrisme, à la santé et à la bonne humeur, qui fait le fond de mon caractère, était perpétuellement refoulée par les plaintes de Hecq, les lamentations de l’aveugle russe, le progrès de l’atrophie musculaire chez celui-ci ou celui-là, les pronostics navrés du Dr Privat ou du bon Dr Boissier, qui parlaient devant moi comme devant un confrère. Je savais qu’aucun de ceux qui venaient là, si remarquables qu’ils fussent par leurs talents et leur patience, ne ferait de vieux os, que la plupart étaient menacés des pires complications et des plus soudaines, que la mort était derrière la porte. L’extrême cordialité, la confiance, l’amitié qu’apportait mon père, me rendaient plus douloureuses encore, à la longue, ces amères et intimes constatations. Je rêvais de médications héroïques qui eussent résolu les scléroses de la moelle et du cerveau, de fonte miraculeuse des pachyméningites et des tumeurs, de guérisons par la volonté, par un sérum, par une inoculation de venin, par l’aimant, même par les forces inconnues que nous groupons sous le nom de pesanteur. L’inertie de la thérapeutique, en face de lésions qui devraient être curables ou au moins modifiables, me surprenait et m’indignait. Alors à quoi bon l’étude, à quoi bon les concours, à quoi bon le sacrifice des plus belles années de l’existence, si l’on devait aboutir à ce nihil, à cette abstention, à des palliatifs pires que tout, comme la morphine ?

Je m’ouvris de mes doutes et de mon ennui à Brachet. Il me répondit avec une bienveillance toute paternelle, mais aussi avec le tour d’esprit fataliste d’acceptation qui caractérisait ceux de son temps. À l’entendre, les affections du système nerveux profond échapperaient toujours à un traitement soit empirique, soit rationnel, parce que, situées aux sources mêmes de la vie,