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DEVANT LA DOULEUR

Celui-là, affligé d’un cancer de l’intestin, répandait une effroyable odeur. M. Kelsch nous disait : « Restez à la porte, c’est vraiment suffocant ». Lui entrait et demeurait là une demi-heure, essayant de distraire et de consoler le condamné à mort. Il lui interdisait ceci ou cela, comme aliment ou comme hygiène. Sur mon étonnement, il me dit : « C’est un homme fort intelligent. Si je lui permettais tout, il comprendrait ».

L’héroïsme simple était dans sa manière. Un matin débarqua au Val-de-Grâce, à cheval, en pantalon d’uniforme et en habit de soirée, un général connu, qui avait occupé un poste éminent à l’École de guerre. Un fiacre suivait avec sa cantine. Le général demanda à voir le médecin chef. En l’absence de celui-ci, on le conduisit, avec tous les signes extérieurs du respect, au professeur Kelsch. Le dialogue suivant s’engagea :

— Docteur, je sens que je deviens fou. D’ailleurs, ma tenue excentrique le prouve suffisamment. Veuillez, je vous prie, m’interner dans une chambre à part.

— Mais certainement, mon général.

— Soyez convenable et prenez une attitude plus militaire. Je suis votre supérieur.

— Oui, mon général.

Et M. le principal Kelsch, voyant à quel genre de dément il avait affaire, rectifia humblement sa position.

— Avant d’entrer en cellule, je désire qu’il soit bien entendu que j’aurai chaque matin un plat d’épinards.

— Oui, mon général.

— Et que ma décoration — c’était la cravate de commandeur, qui brinqueballait sur le frac — sera accrochée à la tête de mon lit.

— C’est entendu, mon général.

Or l’infortuné, à peine arrivé dans sa chambre spéciale, commença à donner ces signes d’agitation qui précèdent de peu l’accès de fureur. On n’avait pas eu le temps de lui passer la camisole de force et il avait conservé sa boîte à rasoirs. Il s’agissait de reprendre celle-ci.

Deux élèves du Val-de-Grâce réclamèrent l’honneur de cette mission plus que dangereuse. Kelsch les écarta doucement : « Non point, messieurs, cela me regarde. » Sans hésiter, il entra dans la pièce où le fou commençait à