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DEVANT LA DOULEUR

réciproques, mais, en raison des noms des délinquants, elle s’ébruita. Le grave Temps en fit un récit exagéré et sévère, où était déploré, en termes prudhommesques, le mauvais exemple que donnaient les benjamins de la République. Mme Séverine, qui ne badine pas sur le chapitre de la morale, nous traita de « fils à papa », de « petits choses » qui ne songeaient pas à devenir « quelqu’un ». La saison étant vide d’événements, cette gaminerie prit en quelques heures des proportions épiques, ainsi que dans un conte de Courteline. On ne nous ménagea ni les admonestations, ni les remontrances, ni la tirade sur les avortons dégénérés de familles glorieuses et laborieuses, qui galvaudent l’héritage paternel ou grand-paternel. On alla interviewer Alphonse Daudet, Marcellin Berthelot, le Dr Charcot, Edouard Lockroy et une dizaine de professeurs de Faculté. La note fît le tour des journaux allemands, anglais, belges, italiens, russes. Six mois après, il nous en revenait encore des échos de l’Amérique du Sud et de l’Indo-Chine. Jamais nous n’aurions pu supposer qu’un coup de torchon au coin de la rue Racine et du boulevard Saint-Michel occuperait ainsi l’opinion mondiale.

Mon père n’avait pas pris la chose au tragique. Mais il écrivit à son vieux camarade Adrien Hébrard une lettre figue et raisin, pour lui annoncer que, dans ces conditions, il ne donnerait pas au Temps le roman promis, que ledit roman demeurerait sa Quiquengrogne. Lockroy au contraire feignit un violent désespoir à la pensée que la gloire de Hugo, qui lui était si chère et profitable, risquait de sombrer dans cette aventure, en même temps que le prestige de la démocratie. Comme ce ridicule hourvari servait indirectement ses ténébreux desseins, je l’ai toujours soupçonné d’avoir mis de l’huile sur le feu et favorisé en sous-main le scandale.

Depuis j’ai revu maintes et maintes fois Adrien Hébrard et toujours avec une grande sympathie et un très vif plaisir. H m’est arrivé forcément de lui déplaire par mon attitude politique, par telle ou telle campagne de presse. Il en était quitte pour s’écrier alors, avec cet accent indigné qui avait tant de saveur dans sa bouche : « Léon, oh ! quel imbécile ! » Mais je suis sûr que tout au fond il ne m’en voulait pas et que le souvenir d’Alphonse Daudet venait toujours effacer ce mouvement