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DEVANT LA DOULEUR

celles du sol français. En outre, il était abrégé, elliptique, pressé d’en finir avec ce qu’il racontait, au rebours des raseurs comme Sardou, qui préparaient, avec une lenteur de vieux jardinier, un feu d’artifice minuscule.

Quand on demandait à mon père quel auteur il emporterait dans l’île déserte, il répondait souvent : « J’emporterai Adrien Hébrard ». Chose miraculeuse, le directeur du Temps avait précisément échappé au temps. Il était demeuré, jusqu’au moment où j’écrivais ceci, tel qu’il était, il y a trente ans, quand il entrait chez nous derrière la délicieuse Mme  Adrien Hébrard, blonde et belle comme une fée peinte par le Titien et dont la voix avait la douceur d’un chant de tourterelle. L’union du charme féminin et de l’esprit viril est à mes yeux une des fêtes d’ici-bas. Nul, devant le ménage Hébrard, n’échappait à cette impression. Mes yeux d’enfant la reçurent si vive qu’elle n’est point encore dissipée.

Une certaine vision ironique conserve-t-elle les individus, ou cette vision est-elle le signe d’une bonne santé foncière, permettant de franchir les étapes morbides ? Je ne sais. Ce qui est certain, c’est que l’injure des ans s’attaque moins à des gaillards comme Adrien Hébrard ou Georges Clemenceau qu’à d’autres, d’aspect plus robuste et durable. Se fichant de presque tout et de tout le monde, ces privilégiés de la durée n’attachent plus à leur santé ni à la fuite des heures ce prix excessif qui engendre la mélancolie et met les tissus organiques en dépression. Selon Alphonse Daudet, l’ironie est le grand antiseptique et je pense que cette comparaison va très loin. Plus que l’Académie française, le rire confère, dès ici-bas, l’immortalité conditionnelle.

Je clos, sur cette constatation agréable et rassurante, un volume où j’ai dû, bien à regret, accumuler des aspects douloureux ou tragiques. Cet exposé était indispensable, du moment que j’avais promis d’être sincère et complet. Il me reste à vous conter maintenant comment le jeune homme que j’étais au début de mes études de médecine a réagi contre la double étreinte du matérialisme de l’École et du milieu républicain où il était plongé jusqu’au cou, et s’en est arraché violemment. Ce sera le sujet de la prochaine série de mes souvenirs.