Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/346

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On commenta aussi contradictoirement, ce même soir, la frousse intense que ces bruyants exploits de l’anarchie inspiraient à la société parisienne. Cet état de panique dura environ dix-huit mois, avec des phases d’atténuation et d’autres de recrudescence. C’était à qui déménagerait des immeubles pestiférés où logeait quelqu’un des magistrats ou des jurés siégeant dans les procès des compagnons de la boîte à sardine et de l’acide picrique. Les concierges, grelottant d’effroi dans leurs loges, n’osaient plus tirer le cordon, de peur qu’il n’aboutît à une mèche dissimulée. Les habitants des somptueux immeubles du centre de Paris et de la plaine Monceau partirent quatre mois plus tôt pour leurs fastidieuses villégiatures, préférant la crevaison d’ennui au fond d’un château à la crevaison par explosion. Les petits bourgeois, menacés par des lettres anonymes de fournisseurs et de débiteurs, écrivaient à leurs journaux, afin d’imposer aux pouvoirs publics de terribles mesures de répression, l’échafaud en permanence, le massacre de tous les galvaudeux. À tour de bras, les parlementaires édictaient des lois d’exception, qui d’ailleurs ne furent jamais appliquées. Les directeurs des feuilles bien pensantes demandaient à leurs collaborateurs de ne pas injurier les redoutables et mystérieux bandits, que l’on supposait avides de venger la guillotinade de leurs copains. Il fallait flétrir sans spécifier, besogne ingrate. Je ne sais plus quel président d’assises, soulevant sa toque rouge, dit avec déférence à un émule de Ravachol : « Monsieur, veuillez vous lever », au lieu de : « Accusé, levez-vous ». Le substitut Bulot passa pour un héros, parce que, ayant salé un compagnon et reçu en châtiment une bombe dans son escalier, il ne se confondit pas en excuses publiques aux pieds de la nouvelle Sainte-Vehme.

Par contre, quelques purotins, nés malins, exploitèrent cet état d’angoisse et de crainte. On les vit, la sébille et la casquette à la main, grimper les escaliers des personnalités bien parisiennes, faire passer bourgeoisement des cartes portant cette mention : « Un tel, libertaire ». Aussitôt introduits, ils expliquaient avec volubilité à la bonne poire, blette de terreur, qu’ils étaient anarchos, mais en théorie seulement, en relations étroites avec les plus redoutables chefs de la secte, et capables, moyennant un ou deux louis, d’apaiser l’ire sociale de ces der-