Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/352

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Oxford Street, la « marâtre au cœur de pierre » des Confessions d’un mangeur d’opium. Dans un modeste concert où nous entrâmes, il remarqua une maigre chanteuse au profil angélique, aux yeux d’aigues-marines. Il fallut l’attendre à la sortie, et je vois encore Schwob, sous un bec électrique, faisant à cette « dancing girl » stupéfaite une déclaration où il la comparait à l’inoubliable petite Anne et qui ne fut pas agréée. À la réflexion, il y avait, dans ce sémite érudit et bohème, pas mal de la veine de Don Quichotte. C’était un de ses charmes, en même temps que son infinie bonté à l’égard des purotins et des traîne-la-savate, auxquels il distribuait sans compter ses quatre sous. Je crois bien que c’est ce dernier trait qui nous avait surtout attachés à lui, mon père, Georges Hugo et moi. Nous l’aimions pour sa générosité.

Je rencontrais parfois chez lui, à son deuxième et demi du 2 de la rue de l’Université, qui était une espèce de capharnaüm rempli de livres et de pipes, le poète dramaturge et dandy, Oscar Wilde. Voilà une physionomie singulière, un mélange de bon et de mauvais, de grossier et de raffiné, de vicieux et de spiritualisé, de sincérité et de pose, comme en ont rarement produit une littérature et un pays. Cet homme tant adulé, tant admiré, tant encensé, puis tant décrié et honni, avait en lui et sur son masque quelque chose de noble, combattu par quelque chose d’ignoble. Il attirait et il repoussait. Il contait délicieusement bien, et sa conversation fatiguait vite. Il émanait de lui un malaise que je n’hésitai pas du tout à lui avouer, quand il me demanda, à notre troisième rencontre, de son ton confidentiel : « Que pensez-vous de moâ, monsieur Léon Daudet ? »

Il ne me répondit rien ; mais, le lendemain, je reçus une longue lettre tortillarde, au bas de laquelle était sa signature gladiolée, et où il m’affirmait que je le jugeais mal, qu’il était une personne des plus simples, des plus candides, « pareil à un tout petit enfant ». En même temps, il m’adressait un exemplaire de cette Salomé, pastichée de Flaubert et de Maeterlinck, que le Boche Strauss a mise en musique. Je dois avoir encore dans mes archives cette explication de caractère, que je ne sollicitais pas, mais où les stigmates psychopathiques étaient nombreux et manifestes. Wilde appartenait à cette catégorie d’êtres pour la fréquentation desquels il faudrait deux exis-