Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/360

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accueillait ses invités de telle façon qu’ils dussent se croire aussi libres que chez eux, à l’abri de ces mille petites contraintes qui gâtent les séjours et les villégiatures. Je prétendais, pour le faire monter à l’arbre, qu’il avait hérité du style noble de son grand-père : « Et maintenant, messieurs, nous allons passer dans la salle à manger. Veuillez offrir vos bras galamment aux dames. » Il a toujours peur — suivant la meilleure tradition française :

1° Qu’il n’y ait pas assez de bouteilles de vin sur la table ;

2° Qu’il ne soit pas assez rafraîchi — Château-Yquem et vin de Moselle — ni suffisamment chambré — bordeaux rouge ;

3° Que le rôti ne soit pas à point, que le melon ne soit pas mûr ;

4° Que les convives ne s’occupent pas de leurs voisines de table.

Seulement il apporte à ces nobles préoccupations une discrétion qui les rend invisibles.

Il a gardé le culte de son père Charles Hugo, qui mourut étouffé sous la cloche pneumatique de l’égoïsme de Victor Hugo. Il avait songé, jadis, à une réédition de la Chaise de paille et de la Bohème dorée, où il y a tant de délicate et prime-sautière fantaisie. Mais il n’a pas dû trouver d’éditeur, et il en trouvera moins que jamais maintenant. Les Hugo ont toujours eu, c’est à leur éloge, un sentiment de famille très fort et très tenace. On s’en rendra compte en lisant les pages délicieuses et d’un goût parfait que Georges a consacrées à son grand-père intime et qui forment une petite plaquette. Lui seul pourrait écrire l’histoire anecdotique et vraie de cette maison célèbre qui a produit un vaillant soldat, un homme de génie, d’excellents écrivains, un érudit de premier ordre et pas mal d’originaux, qui a souffert comme pas une des erreurs et des intrusions de cette démocratie dont elle est devenue comme l’enseigne. S’il y mettait sa finesse, son goût de la réalité lyrique et comique, sa sincérité naturelle, ce « livre de raison » serait un chef-d’œuvre et un document unique pour l’avenir. Mais je le connais. Il murmurera, en fumant une petite cigarette blonde : « Bonne idée… Je vais y réfléchir », et par scrupule, nonchalance, amour de la non-divulgation, il ne l’écrira