Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/367

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chez les Lazard, qui inauguraient le commerce du lait garanti pur. Il y avait deux Lazard : un noir, aux yeux d’almée, obséquieux, et qui boitait ; un roux, aux paupières malades, qui fouinait derrière les groupes, un petit carnet à la main, comme s’il prenait des ordres de Bourse. Je crois que l’un et l’autre sont encore à peu près vivants. Entre les pelouses, sous un soleil éclatant, ces juifs prenaient un aspect démoniaque, faisaient tourner le Manet en Hogarth. Ils tourmentaient l’un d’eux, une pauvre larve neurasthénique, baptisé je ne sais pourquoi « Couche-en-joue », et lui faisaient toutes sortes de sales plaisanteries, ainsi que des mouches sur un débris de fromage. Couche-en-joue, qui avait bien trente-cinq ans, courait sur ses jambes molles afin d’échapper à ses persécuteurs, et l’on entendait derrière lui, sur le gravier, la béquille de Lazard cadet. Je me retins à quatre pour ne pas me jeter à coups de canne sur les bourreaux de Couche-en-joue, lequel était d’ailleurs horrible, efflanqué, semblable à un faucheux. Les femmes s’excitaient et piaulaient en agitant leurs ombrelles rouges. C’était l’image d’un vrai tohu-bohu d’Orient, dans un décor de banlieue française.

Vers le milieu de juin, la colonie juive essaimait. Les uns prenaient le train pour Vienne, d’autres pour Berlin et Francfort, d’autres poussaient jusqu’à Constantinople. Ils retrouvaient là des grands-parents, des oncles, des tantes, des petites amies et des coffres-forts. Car l’un d’eux me confia un jour qu’ils redoutaient la révolution à Paris. En juillet, ils gagnaient les villes d’eaux comme Uriage, où l’on soigne les affections cutanées, si fréquentes chez eux. En août et septembre enfin, ils allaient se reposer dans leur chère Suisse, notamment, — j’ignore les raisons de cette préférence, — à Territet-Montreux, Vevey et Clarens, sur les bords du lac de Genève.

Traîné moi-même dans cet affreux endroit, j’ai vécu, pendant quelques semaines, l’existence de caravansérail qui donne tellement l’idée d’un bagne riche. Plus malheureux cent fois dans mon appartement au premier étage que le vagabond sur la route, j’ai connu la rue unique où circulaient les damnés de ce séjour ; j’ai connu la rencontre successive des Lazard en charrette anglaise, — il n’y avait pas encore d’automobiles, — de Maxime Dreyfus et de sa barbe en alpiniste, de Kapferer en